Lire l’épisode 1

A vrai dire, quand elle les entendait raconter de loin, si fières, que leurs boutonneux musclés viendraient les chercher sur un solex pour aller à une boum, elle riait de ce nom puéril mimant niaisement l’explosion sexuelle de l’époque, mais en vrai elle aurait bien aimé y être invitée, y danser, danser tant et tant, même si ces demoiselles changeaient de boutonneux comme de chemise dans la même soirée, quand elles ne s’y fiançaient pas pour la vie, à quinze ans.
Les garçons, elle n’en approchait aucun, jamais en dehors de ceux de sa famille, au sein d’une culture ambiguë de prédation aimante qui garde ses filles dans l’enclos sage de la famille, tout en offrant le vaste monde à son intelligence et à  ses sens, tensions insolubles dans la vraie vie. Protéger, toujours protéger. Liberté, mais seulement de penser, observer et rêver, et, du coup, inflation de cette liberté dans le seul espace à portée, l’imaginaire.

Non , leurs jeunes mâles ne valaient pas le bel Ulysse.
Lui, le grand malin, il y avait mis le temps, mais il avait pris le large et s’était tiré de toutes les avanies par lesquelles demi-dieux ou déesses se jouaient de lui et de sa bande de soudards, le détournaient de son but, de l’instruction virile de son garçon, du lit vide de Pénélope, de son île bien à lui.

Ce soir-là, toute cette ridicule épouvante du quotidien était devenue insensée, obscure, comme la nausée et les muscles noués de tous les matins.
Il lui fallait pour survivre de la lumière et de l’air ; alors tout en continuant à faire son cartable selon l’expression consacrée pour désigner ce rituel horrible d’avant le coucher qui introduisait sournoisement dans le sommeil et les rêves éveillés qui le précédaient avec une consolante douceur, la cruauté languissante et l’ennui brutal de chaque heure du jour suivant, cahier après cahier, livre après livre, ne rien oublier surtout, au fil de l’emploi du temps, et des temps morts, et des profs imprévisibles, et les récrés trop longues où l’on voudrait juste reposer son cerveau et s’asseoir, fermer les yeux, parce qu’on n’a presque pas réussi à dormir, et trouver un peu de douceur dans des paroles simples et bienveillantes hors la terrible fermeture des clans.

En dernier elle mit L’Odyssée dans son cartable qui pesait déjà une tonne, à côté du carnet de correspondance portant la mention Non autorisée à sortir en cas d’absence d’un professeur  à côté de sa photo de gamine rieuse et joufflue. Des fois qu’elle réessaye de suivre un jeune prof de maths pour voir où il habitait, s’il avait une femme… Avec une copine en 6ème elle avait bravement taillé la chorale pour faire ça. Le seul homme dans cet apartheid éducatif, et franchement elle commençait à aimer les maths. Mais sa mère l’avait attendue sur le chemin, quelque chose de fébrile dans les préparatifs de la veille avait dû lui mettre la puce à l’oreille. Bravade incroyable dans le contexte, erreur fatale, dont elle ne mesura pas pendant longtemps la composante éminemment sexuelle, dont la précocité avait dû terrifier sa mère. C’était presque déjà une fugue.

Le matin, quand ses parents l’eurent déposée tout près de l’entrée du collège malgré ses éternelles protestations, encore une source de moquerie, elle se glissa pour échapper à leur regard à travers un groupe qui bavardait là, en admiration devant un jeune chat perdu « trop mignon, le pauvre il a faim, il a de grandes oreilles, il est moche mais il est mignon… ».Puis à deux pas du portail, elle se cala dans une encoignure de porte, laissa le flot et ses blablas s’engouffrer  dans la cour, et réjouie d’entendre de dehors cette sonnerie qui ne la concernait plus, elle sortit L’Odyssée du cartable, la mit dans sa poche, jeta dans un container poubelle le monstre de cuir malodorant mangeur de liberté gavé de cahiers et de livres scolaires, sous les yeux intéressés du chat aux grandes oreilles, attendit que la rue se vidât, vérifia l’absence absolue de voitures aux alentours, puis se mit en route vers le port.

Lire l’épisode 3

 

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

    Voir tous ses articles

    Laisser un Commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.