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Elle sortit du port marchand et continua, toujours aussi près de l’eau qu’elle le pouvait ; parfois des entrepôts grillagés, gardés par de noires silhouettes, en interdisaient l’accès. A sa droite, la ville en désordre, bétons mal vieillis, toits de tôle ondulée,  la mer jamais loin qu’elle entendait respirer, port de plaisance et guinguettes, et ainsi de suite jusqu’à la nuit. Elle eut faim, puis un peu froid, puis vraiment peur, une peur bien différente de sa peur sourde et nauséeuse des journées au collège, la peur inconnue des trous de la pénombre que laissaient les réverbères qui se raréfiaient, des ombres allongées le long des murs qu’elle évitait de regarder pour ne pas être vue.
Sûrement on la recherchait, on s’affolait, on faisait les pires hypothèses de malheurs non encore advenus mais pas impossibles. Elle les faisait aussi, finalement, les découvrait comme si jusque là L’Odyssée dans le cartable puis dans la poche leur avait fait rempart avant de lui coller à l’orée de la nuit des ombres de cyclopes et de harpies sur les talons.

Alors le jeune chat réapparut, il avait mangé son poisson et lui miaula quelque chose, puis ne la quitta plus. d’abord derrière ou à côté d’elle, et soudain devant elle : les pattes de cette bête décideraient peut-être mieux qu’elle où pouvaient finir ses chagrins, et elle le suivit.
Elle était à bout de fatigue, nuit d’avant presque blanche comme toutes les nuits et soudaine exhaustion d’âme ; ce vide la faisait flotter un peu, heureusement ; et le matou la fit marcher encore un quart d’heure, puis s’engagea dans une allée sans lumière, quasi invisible, en direction de la mer, le long d’un enclos grillagé qu’elle agrippait de la main pour ne pas tomber dans le noir qui d’hostile devint peu à peu protecteur. A un moment elle vit les yeux du chat briller face à elle, dans une brèche du grillage, où il s’engouffra.
L’obscurité était profonde, mais la bête se mit à miauler et elle la suivit à l’oreille jusqu’à un hangar à bateaux dont la porte béait ; ça sentait fort comme les feuilles de figuier, elle se laissa tomber au sol de fatigue, espérant dormir enfin d’un vrai sommeil de faiblesse, mais elle vit des dizaines d’yeux briller dans la nuit, et s’assit en redressant son dos pour ne pas offrir au danger un corps inerte ; elle comprit que l’odeur qui flottait était plutôt animale, de l’urine de chat, et tous étaient là terriblement silencieux, et cela dura qui sait combien de temps.

Soudain la lune se leva, brilla dans l’entrebâillement de la porte et elle les vit, toutes couleurs, toutes tailles, tous poils, pas trop bien disposés à son égard, à en juger par le cercle ondulant sans cesse qu’ils dessinaient autour d’elle, à la fois moqueurs et menaçants : des Lotophages, des chats mangeurs de chair humaine ? Elle chercha des yeux celui qui l’avait choisie, et le vit un peu en dehors du cercle, se léchant la patte et s’en frottant tranquillement les oreilles, comme content de lui et dans son monde. Mission accomplie, semblait-il dire. Il est si mignon, disaient les collégiennes de cette autre vie très vieille qui remontait à ce matin. Quel matin ? Et quelle sorte de nuit s’était-elle mise à habiter ?
Avait-elle quitté la sauvagerie de ses pareilles et la dépendance impuissante aux adultes pour finir en bouillie pour les chats ? Elle ne sentait plus la faim et le froid, elle avait peur, très peur, elle allait peut-être mourir déchirée par toutes ces petites dents pointues – car il y en avait vraiment beaucoup et partout, bien plus encore que d’yeux métalliques où semblait exploser en facettes la lune réfractée en un grand disque scintillant si proche autour d’elle, ne lui laissant aucune brèche pour s’enfuir – .

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Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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