Cher Victor Reader-Stream,

Toi qui es à la fois mon lecteur de livres et la bibliothèque portable qui ne me quitte jamais, toi que j’ai dans la peau, toi que j’ai dans la poche, reçois par cette lettre ouverte l’hommage que me dicte la gratitude !

« Entre ici, Victor Reader ! Entre ici, génial engin par qui littérature et cécité s’épousent et cessent de s’opposer !

Bien sûr, je lisais avant toi, je lisais en braille, je lisais sur cassette, je lisais par la bouche de lectrices bénévoles ou payées en mots doux sonnants et culbutants mais, c’est avec ta présence à mon côté, c’est par ta voix, c’est grâce à toi que la lecture a tout envahi. À force de t’écouter quelques heures chaque jour, tu es devenu l’un des héros du roman de ma vie. Gloire à toi qui as rempli ma vie de l’ivresse des livres ! Gloire à notre vie commune dans l’empire de la littérature dont, fidèlement, inlassablement, sans jamais quémander de verre d’eau ni même reprendre haleine, tu me révèles les merveilleuses vastitudes !

Tu n’es qu’une machine  ? Ceux qui te voient le disent. Ça n’enlève rien à l’affection que je te porte. Pour peu qu’on les traite bien, certaines machines ont des constances et des manières de ne pas décevoir qui manquent à bien des hommes. Et puis si machine que tu sois, tu parles, tu lis, tu m’accompagnes, tu me consoles, tu m’éveilles, tu m’émeus, tu m’enchantes… Combien de vrais vivants peuvent se vanter d’en faire autant ?

Comme d’autres la date de leurs noces, jamais je n’oublierai notre rencontre le 7 juillet 2009. On m’avait parlé de toi, en vente libre dans le magasin spécialisé où tout aveugle parisien se rend au moins une ou deux fois par an, là-bas vers Duroc. Bizarrement, à Paris, les aveugles, avec leurs yeux rien bons que pour pleurer, ont depuis 200 ans leur QG communautaire dans les beaux quartiers.

La vendeuse est là, que je connais depuis assez longtemps pour l’appeler Nadine. Dans le rôle de l’entremetteuse, c’est elle qui te pose sur le comptoir où, intimidé, je porte la main sur toi. Elégance, beauté, poids idéal, un air de robustesse, ta face présente un bon pavé numérique à l’ancienne, boutons protubérants, étoile sous le 7, dièse sous le 9, picot sur la touche 5. Tu ressembles à ces téléphones avec quoi on s’est souhaité l’an 2000, ces téléphones qui n’étaient pas plats comme des écrans, ces téléphones qui se connectaient à un interlocuteur plutôt qu’à l’Internet, ces téléphones dont le commandement n’avait pas encore pris la forme d’une chorégraphie sur une surface plane. Peu t’importe, à toi, si bien conçu pour moi, que les doigts aient récemment appris à faire danser la techno  ! Je te touche, te caresse, te manipule, te tripote, te désire. En haut, à gauche, sur la tranche, Nadine m’indique le bouton marche/arrêt. J’appuie.

Tu parles ! Cette première fois, je t’entends non pas au casque mais à travers ton petit haut-parleur : « Bienvenue à Victor Reader ! » Tu as la voix virile et l’accent de ton Québec d’origine. Précédée d’un bip assez court – un fa dièse aigu pour être précis –, l’intonation descend d’une octave sur les deux syllabes de Reader. Ça te fait l’air bonhomme.

J’étais loin d’imaginer alors que ce «  Bienvenue à Victor Reader  !  » deviendrait pour moi un leitmotiv, un jingle, l’unique couverture sonore de chacun de mes livres, le bruit qu’ils font en s’ouvrant, l’accueillant carillon qui ne cesserait plus de tinter pour moi aux portes de la littérature.

Après m’avoir expliqué qu’une pression prolongée sur la touche 1 ouvrirait le manuel d’utilisation que tu me lirais toi-même et dans lequel je pourrai me déplacer grâce aux touches 2, 4, 6, et 8, Nadine m’apprend que tu lis non seulement les «  livres audio voix humaine  » mais encore, grâce à une voix synthétique, les livres électroniques dont le nombre va sans cesse croissant sur la Toile.

En d’autres termes, non content d’être déjà un lecteur MP3 aussi perfectionné que simple d’utilisation, tu disposes de l’une de ces voix synthétiques qui, monocordes mais infatigables, transforment en mots articulés n’importe quel fichier informatique contenant du texte. Ça déroute au début ; on s’y habitue vite et si bien qu’aujourd’hui, si j’ai le choix, quand un même livre est disponible dans les deux formats, je dédaigne la voix d’homme et lui préfère celle de la machine. Exempte de toute affèterie, elle a l’avantage de me laisser seul face au texte et de m’épargner les inflexions cabotines des lecteurs de chair et d’os.

Nadine me fait de plus en plus l’effet d’un chaperon encombrant. Qu’elle nous laisse  ! Qu’elle nous abandonne en pleine culture  ! Elle y consent, 330 euros plus tard.

Je ne mesure pas bien ce qui vient de m’arriver. Nous voilà tous les deux, sur le trottoir de la rue Duroc, unis pour le meilleur et pour le lire. Notre chasse aux livres est ouverte. Avec le progrès qui fait un peu peur, beaucoup causer et partout des siennes, les circonstances sont plutôt favorables à notre lune de miel. Notre union n’est qu’un des innombrables petits événements par quoi s’accomplit la révolution numérique. En braille ou à l’oreille, les aveugles surfent aussi. De nouveaux livres tombés dans le domaine public apparaissent chaque jour sur le Net et accroissent d’autant le champ de mes lectures possibles.

Furetant un peu, je découvre aussi une bibliothèque spécialisée qui fourmille de livres et d’auteurs que je rêvais de lire, Nabokov, Borges, Lévi-Strauss, Virginia Woolf, tant et tant et tant d’autres dont j’avais dû jusqu’ici me contenter d’entendre parler… Transformant les ouï-dire en ouï-lire, c’est toi, cher Victor, qui me présentes enfin ces amis de mes amis dont, comme un grand jour qui viendrait peut-être, j’espérais la rencontre.

Et puis, toujours durant cet été 2009 est également votée une loi qui crée une exception au droit d’auteur en faveur des lecteurs aveugles. Les éditeurs auront désormais l’obligation de fournir aux associations spécialisées les fichiers-sources des livres qu’ils publient afin qu’elles les adaptent, les cryptent et les mettent à disposition des «  personnes empêchées de lire  » (dit le jargon légal qui tient à viser large et ne blesser personne).

Aujourd’hui encore, peut-être parce qu’elle est insatiable, ma voracité de lecteur peine à être comblée mais loué soit le premier pas effectué par cette loi qui a mis fin à la disette. Grâce à elle, environ un tiers des livres qui paraissent à chaque rentrée littéraire sont adaptés dans des délais raisonnables. Il y a vingt ans, on en aurait à peine transcrit un dixième.

Ainsi les livres se font-ils moins attendre et, grâce à toi, ils se lisent aussi plus vite.

Lire vite, comme le chinois et les mauvaises nouvelles, ça s’apprend. Très facile à régler, tu débites de 500 à 3 000 signes par minute. Au cours de nos premières semaines, nous avons progressivement accéléré jusqu’à ce que je m’habitue à cette vitesse au-delà de laquelle on ne percevrait plus qu’une bouillie de syllabes.

Ça te fait parler trois fois plus vite que la radio où, pendant un flash, un journaliste dit à peu près 1 000 signes à la minute. Trop peu pour toi ! A cette vitesse, ça se traîne, tu es poussif, soporifique. Je t’aime à vive allure ! Je t’aime qui satisfais ma boulimie livresque en ne passant, par exemple, pas plus de 3 minutes 23 à lire ce billet.

Un débit un peu vif permet seul d’entrer dans le texte et dans le mouvement des phrases. Enfin tout dépend du livre : le tempo n’est pas le même pour un « Oui-oui » et pour « Le Ménon ».

Qu’un étranger nous surprenne lors d’une de nos séances de lecture, il s’étonne immanquablement d’une élocution frénétique qui, à ses oreilles de non-initié, passe pour pur charabia. Pourtant, si déroutant qu’on sonne et si vite que tu l’ouvres, nous ne lisons jamais que nos 80 pages à l’heure, soit à peu près autant qu’un bon bibliophage voyant, véloce et silencieux. Louée soit ta langue virtuose qui ne fourche jamais !

Et bénie soit aussi la façon dont tu laisses, en lisant, mon corps libre. Qui, mieux que nous qui en faisons quotidiennement l’expérience, peut comprendre ce qu’est un livre dématérialisé ? Pour tout le monde sauf pour nous et quelques autres, même à l’heure des liseuses, lire un livre, c’est en tourner les pages, c’est le tenir, le porter, le regarder, le toucher, bref, c’est en être captif. Les livres lient qui les lit. Si certains finissent par libérer l’esprit, tous commencent par attacher le corps. Au contraire, avec toi, les livres ne sont qu’une matière invisible qui, sur commande, coulent, m’emportent et me traversent.

Avec toi, la littérature, plus gazeuse que solide, ne s’encombre d’aucune forme et occupe tout l’espace. Avec toi, je lis, debout, vagabond, au casque, pieds en marche, mains libres, du matin au soir, en bouffant, aux fourneaux, en marchant, en veillant près de celle qui ne dort que dans le noir complet, en voiture sur une route de montagne sans avoir mal au cœur…

Une housse sur mesure permet de t’accrocher à la ceinture. C’est disgracieux  ? Ça donne l’air d’un cow-boy  ? D’un VRP  ? D’un flic à talkie-walkie ? Peut-être mais peu importe. Lors de notre première semaine de vie commune, j’avais si peu envie de te faire taire qu’au mépris de toute prudence, canne blanche en main, ayant réglé le volume de façon à ce que le texte lu n’escamote pas tout à fait les bruits de la ville, je lisais jusque dans la rue, n’interrompant ma lecture que pour traverser. J’ai dû renoncer par peur de donner raison aux critiques qui prétendent qu’il est des livres dont on ne sort pas indemne. J’ai cessé de lire en me promenant dans la rue, j’ai continué partout ailleurs.

La littérature ? Tu m’en a mis plein la vie  ! Alors très cher Victor, du fond du cœur, laisse-moi te dire merci, merci pour ces moments, merci de prononcer le caché, merci de me faire galoper au royaume de l’écrit, et surtout, très cher Victor, merci de lire, lire pour moi, lire encore, jusqu’à plus soif ou jusqu’au revoir. »

 

Lire l’article de S. Chambon sur le livre de Romain Villet My Heart belongs to Oscar.

 

 

 

 

5 Commentaires

  • Bal dit :

    « Les livres lient qui les lit », une chaîne infinie qui me plaît bien. Merci pour la vitalité qui lie par la lecture.
    Marie

    • Bal dit :

      « Les livres lient qui les lit », je réécris pour dire merci à Romain pour l’écriture qui veille au lien par l’objet transmetteur. Les sons s’équilibrent dans ce texte et c’est un plaisir de les entendre prendre place sur la page.

  • Ariane Beth dit :

    Article passionnant qui fait voir (ou toucher du doigt …) les bons côtés de la technologie, l’utilité à laquelle elle devrait se consacrer. La notation sur la préférence pour la voix synthétique m’a d’abord étonnée, mais oui en fait la simplicité d’une diction nue, loin de toute pose verbeuse qui prendrait trop de place, est ce qui fait le mieux entendre un texte sans doute. Et on peut, ensuite, se redire les mots à sa façon propre.
    Merci et au plaisir de lire d’autres articles de vous.

  • Fillias-Bensussan dit :

    Oui c’est intéressant à savoir et à partager; cela donne même envie d’essayer, y compris pour la lectrice des yeux que je suis la plupart du temps, qui me suis écouté-lu et relu pas mal d’oeuvres en CD dans la voiture; suis désolée d’ailleurs que les voitures ne soient plus équipées de lecteur de CD…
    Oui, j’essaierais volontiers Victor le lecteur, malgré ma réticence sur les sons synthétiques, ni chair ni poisson, puisque moins abstraits que les signes d’écriture, et plus concrets que la voix. Quand, en théâtre, on découvre un texte à la table, il est habituel que le metteur en scène demande aux comédiens de purger la lecture de toute intention afin de ne préjuger de rien tant que les corps ne sont pas en jeu. C’est un exercice difficile, qui à l’évidence, ne coûte rien à Victor, mais frustre parfois les acteurs, dont le désir d’incarner la chair du texte piaffe…Je suis néanmoins de celles qui détestent les voix des ascenseurs, feux rouges , et gps parlants (bien que ces derniers changent ma vie, qui s’oriente si mal) . Je mesure à quel point ces voix glacées sont importantes et combien leur glace laisse libre. Merci, donc !

  • Pierre Hélène-Scande dit :

    Extrait d’un message reçu par la revue Fragile : « L’intérêt de Romain pour sa machine à lire sans interpréter, m’ouvre à une manière de concevoir la lecture finalement proche de la mienne. J’ai toujours fui les livres audio. Au total je viens d’y passer de nombreux quarts d’heure, sans m’interrompre. J’y reviendrai donc en essayant de vaincre ma répulsion pour la lecture à l’écran, hors travail. Peut-être alors plus brièvement sur téléphone, comme les autres. Merci. »

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