« Alkinoos, assis près d’Ulysse, s’aperçoit seul de l’affliction de son hôte ; il l’entend soupirer avec amertume ; et aussitôt s’adressant à l’assemblée, il lui parle en ces termes : « Écoutez-moi, princes et chefs des Phéaciens. Que Démodokos suspende les sons harmonieux de sa lyre bruyante : ses chants ne plaisent pas également à tous. Depuis que le repas est terminé, depuis que le divin chanteur a commencé ses récits, notre hôte n’a cessé de pleurer et de gémir : sans doute un profond chagrin s’est emparé de son âme. Que Démodokos s’arrête donc afin que nous puissions tous nous réjouir ensemble (…) » Odyssée, VIII
Stéphane Démodokos, Dèm comme l’appelaient ses laïcoeurs, était revenu de son dernier grand reportage encore un peu plus tanné, la ride sexy au coin de l’oeil. Et il avait décidé, contre toute attente, de laisser un moment de côté les affûts de bêtes sauvages avec le WOOF et autres ligues animales, qui valaient immanquablement un succès universel à ses lignes pleines de points d’exclamation : l’hebdomadaire à qui il avait donné l’exclusivité de ses photos et commentaires faisait ses meilleurs chiffres quand il les publiait, ralliant les amis des animaux, les écolos, les amateurtrices d’aventuriers autoproclamés ethnologues, de burinés de l’Eden perdu au sac à dos plein de prêt-à-séduire, plus les voyageurs en chambre, frileux, mais curieux de la sagesse des peuples premiers de la neige, en mode tout confort.
Ses photos, interviews, vidéos étaient dans toutes les galeries, sur rue, ou virtuelles. Ses contacts au Ministère de la Culture laissaient filtrer des bruits de Légion d’Honneur.
Son public en voulait toujours plus ; lui, il allait sur ses soixante ; prenait de plus en plus de plaisir à raconter ses exploits, à montrer ses films, à signer ses livres, à sentir des regards brûlants d’admiration se planter dans ses yeux, et de moins en moins à se faire des engelures ou des cors dans des lieux extrêmes sans douche et sans lave-linge.
Il était fatigué.
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C’était totalement inavouable, y compris à lui-même, mais quelque chose d’agacé s’installait en lui, contre quoi il résistait en cherchant toujours plus de ce que le XXIème siècle avait fait de la gloire, qui s’appelait la visibilité.
Cette gloire-là n’avait que peu à voir avec le vieux kléos des épopées grecques, la belle réputation des héros, faites de poèmes pour ne pas oublier les disparus et certaines de leurs vertus ; un des plus célèbres est celui que chanta Démodokos chez le roi Alkinoos, et qui fit apparaître le vieil Ulysse en larmes, avant que sa créature, son héros avec son super-kléos, ne l’amuïsse pathétiquement, ne l’escamote à son tour en prenant la parole, en faisant fuguer son chant : le vieil Homère, qu’il ait existé ou non, n’a pas manqué de nous le faire remarquer.
Pour Dèm et ses contemporains, vous et moi, cette gloire-là était aussi démodée que les chansons de sa grand-mère.
Non, la gloire de Dèm et ses contemporains consistait plutôt en la capacité d’investir des écrans blancs à lumière bleutée : il fallait savoir émettre de la brillance, au mieux, du brio, afin d’hypnotiser les spectateurs et internautes, des humains très ordinaires mais très puissants, vous et moi si ça se trouve, toute une foule invisible.
Car bien plus nombreux, même dans les plus minables des audimats, qu’aux odéons ou aux théâtres, et bien plus confortablement installés sur leurs canapés utérins, ils pouvaient, sans cesser de manger des chips, baisser ou lever un pouce dessiné, pour le sacrifice de votre concurrent, ou pour la survie de votre ectoplasme, avatar, ou hologramme, vous, en grand, en beau, en photoshoppé.
Puis avant d’aller se coucher, ils allaient tout émoustillés chercher à leur tour leur gloriolette de survivants ontologiques sur Fessebouque ou Snappechatte, en suivant le compteur de leurs fauloveurs et laïcoeurs, en liquidant leurs ennemis en quelques clics et mille haros, s’endormant aussi adulés qu’Achille sur son char traînant Hector en bouillie. Mais sur ces champs de bataille virtuels, on ne rendait jamais les cadavres poliment à la famille.
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Dèm avait besoin, disait-il à ses fans des réseaux, d’une pause après sac à dos et températures extrêmes ; oooooooh, disaient les fans, – emojis en larmes- ; mais il savait bien qu’il était dangereux de disparaître, ne fût-ce que quelques jours, de tous les lieux où éclataient les trompettes de la renommée, de peur d’être englouti dans le néant de l’incognito. Mais je reviendrai bientôt avec une surprise, répondait-il aussi sec ; aaaah, faisaient les fans, emojis-yeux-comme-des-soleils.
Paraître, ou ne pas être ?, se tracassait Dèm, comme tout le monde car ceux qui ne se tracassaient pas avaient déjà dégagé du monde visible pour rejoindre un enfer d’ombres sans importance bientôt avalées par le passé dans leurs ermitages.
D’abord, touïtait-il, il avait besoin de poser le barda en climat tempéré, besoin d’un break, il était moins jeune… ça se récriait tout de suite, en temps réel, dans sa communauté de dévots, comme prévu sur sa forme splendide et sa romantique baisabilité ; alors il pouvait les rassurer à son tour, il préparait sa prochaine expédition, encore du jamais vu, promettait-il sur sa page Fessebouque, en temps toujours un peu plus réel.
Aussi, de bribe en bribe d’info, de touïte en post, il lâchait des taquineries commerciales au compte-gouttes dans le bon créneau chrono pour être sûr du maximum d’impact de ses bombettes virales ; il laissait entendre, ici ou là qu’il allait refaire le périple fascinant , plus d’un siècle auparavant, d’une fringante frégate au fier nom d’Argo, dont il avait trouvé trace en fouillant, (en dilettante ou avec acharnement, selon l’ambiance que le public du média demandait), dans les archives d’époque coloniale de journaux locaux de Marseille.
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C’était sa ville natale, grecque comme feu son papa, et désormais à la mode, où il espérait du coup déterrer un potentiel inédit et un homme en avance sur son siècle, un de ces personnages qui se vendent bien ces derniers temps, surtout quand ce sont des femmes, eu égard au colossal retard de popularité qu’elles ont à rattraper.
Alors, de retour au pays, entre deux dorades grillées aux Flots Bleus, des soirées mojitos à la piscine de l’Escale Club, et force selfies avec les indigènes, il avait déniché dans les archives numérisées un certain Ulysse Nautès , encore un mec, tant pis.
C’était un Massilien d’origine grecque. Il était propriétaire d’un caïque d’occasion sur lequel il avait couru le monde et qu’il avait en réalité baptisé La Belle Mimi, en l’honneur de sa petite sœur. Il était né, disait sa nécrologie dans Le Petit Provençal, l’année où parurent Les Orientales de Victor Hugo, recueil dont on trouva l’intégrale des poèmes copiée en pattes de mouche sur les murs de sa dernière chambre.
Cette communauté de racines titillait agréablement Dèm, rapport à l’opportune identification au personnage, toujours payante pour l’image.
Cette trouvaille lui avait donné, un peu à retardement dans ce XXIème siècle peu curieux du passé, des rêveries, puis des espoirs, puis des projets de grand large en format BD ; et ce coup-ci, il sentait bien le marketing Corto Maltese, moins éculé que celui d’Ulysse ; d’ailleurs on lui disait souvent qu’il lui ressemblait, au chercheur de toison d’or des temps post-modernes ; juste assez rétro mais pas trop. Il s’achèterait la panoplie adéquate, un brin transposée pour ne pas faire vieux.
Et les dévots de se pâmer en attendant la toison d’or de Dèm.
Il s’agissait, avait-il promis à son rédac chef qui payait sans trop y regarder les frais de déplacement de cette étoile de la toile et de la télé, de faire en bateau le trajet de ce capitaine Ulysse Nautès, de suivre sa trace dans son tour du monde.
Un rêveur, cet Ulysse-là. Passionné d’Homère et des romans de Jules Verne, et fraîchement initié au commandement d’un équipage et à peine plus tôt à la navigation, il avait eu le culot de décider, alors que le canal de Suez n’avait même pas encore dégagé ses étais et restait interdit à la navigation, de passer outre, en pionnier, et de se faufiler entre les pontons en cours de démontage pour entamer un tour du monde selon un parcours des plus absurdes et dangereux, étayé par une fumeuse théorie dont les archives ne gardaient que des traces incohérentes.
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Objectif, disait Dèm dans sa conférence de presse de levée de fonds au profit de la recherche contre des épidémies futures, objectif, – geste ample de ses bras musclés vers l’écran, deux points, puis gestes géographiques sur pohouerpoïnt – longer la corne de L’Afrique et suivre la côte est jusqu’à Port-Elisabeth en passant entre Madagascar et le Mozambique, puis tracer droit à l’est, passer entre Australie et Papouasie, non sans saluer la Nouvelle-Zélande, longer le Japon par l’est, au-delà d’Hokkaïdo, tâter de la glaciale mer d’Okhotsk avant de descendre la côte de Corée, le détroit de Formose, Hong-Kong, Macao, la baie d’Halong, remonter un peu le Mékong vers Phnom-Penh, Singapour, Sumatra, Rangoon, Madras, Ceylan, Bombay, Mascate, puis piquer Sud, vivre l’expérience Bonne-Espérance , l’Afrique, à l’anglaise, de l’époque à Walvis Bay, Namibie, naviguer le long des comptoirs d’Afrique de l »Ouest jusqu’au Maroc ; ignorant la Méditerranée remâchée par la mode, il avait tracé jusqu’à l’Islande via une pause au Portugal , qui sait pourquoi, au minuscule Cabo Saõ Vicente. Puis – il ne doutait de rien, notre héros- il se faufilait de la mer de Baffin à l’Alaska, et ainsi de suite vers l’extrême Sud du Nouveau-Monde qui – soit dit en passant- vieillissait mieux à l’époque que maintenant.
Il avait de l’humour, Dèm.
Oui, descendre le Pacifique, via Valparaiso, – qui naguère faisait chanter les marins plus que San Francisco, Hisséô, et Santiano, plaisanta encore le bellâtre. Puis oser l’épreuve du Cap Horn pour aborder triomphalement à New York.
En vrai, il n ‘avait pas dit triomphalement, mais ça se voyait à ses yeux roulant vers le ciel du studio et le grand envol de ses bras.
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Dèm ne mentionna pas que, comme beaucoup de plus malins, il se serait déjà fracassé sur Bonne-Espérance, les moussons, les rocs jumeaux de Charybde et Sylla, innombrables, les populations locales méfiantes contre ce qui ressemblait du dehors à un colon, sans parler des icebergs et les pirates malais. Il avait bien terminé son voyage à New-York, sa maigre cargaison -déjà bien entamée- et ce qui restait de son bateau perdus corps et biens lors d’une ultime tempête, dans le détroit faux-cul de Belle-Isle près Terre-Neuve la terrible.
Le projet Nautès flottait, faute de l’élégance mathématique de la ligne droite, entre le désespoir et l’arrogance, les deux mamelles de la folie : il revenait en effet, disons-le, à se gratter l’oreille gauche avec la main droite en tentant de passer souplement derrière sa nuque, non sans s’être préalablement du même mouvement chatouillé le nombril, ce que Dèm s’abstint de souligner, car le but n’est pas de sortir les poussahs de leurs coussins, mais de les magnétiser.
Il annonça enfin avec solennité que lui, Stéphane Démodokos, il le referait, ce voyage déraisonnable, par passion du rêve, pour faire rêver les spectateurs. Et de projeter sa mèche encore blonde derrière son front de géant.
La promesse de réitération de cette folie quasi fitzcarraldienne par le beau Corto-Stéphane-Dèm fit rosir de plaisir des joues charmantes, s’agiter les paquets de chips sur les canapés comme autrefois les éventails dans les loges, créa de la curiosité, et même, du désir. En conséquence elle fit efficacement saliver les éditeurs et les producteurs de documentaires ou de podcasts.
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Ayant ainsi créé une sorte de libido diffuse dans le public, déclenché des événements et des abonnements, par centaines à l’édition papier de son magazine, par milliers à l’édition sur Cannot-TV, et signé de juteux contrats, il prit une semaine de vacances pour préparer son voyage dans un gîte cinq-épis du Lubéron : après les igloos d’affût pour ours blancs, la vie sans crème de jour chez les Lotophages et les Bororos, les moustiques mangeurs d’hommes à la recherche du tigre, c’était plus que bienvenu ; mais on est baroudeur ou on ne l’est pas, c’est une image de marque, et il laissait les californiennes villas avec piscine olympique du coin à ceux qui le faisaient vivre grassement et le payaient pour être désiré en mode sauvage.
Son renom de chercheur investigateur aisément décroché depuis longtemps, puisqu’il avait soutiré une carte de presse à un magnat éméché et un peu amoureux lors d’un dîner mondain, ses millions de «aimer» à lui laconiquement mais efficacement accordés par les surfeurs et skateurs numériques, lui avaient valu d’obtenir, à l’occasion tantôt d’une émission où il côtoyait des huiles, tantôt d’une explosion d’audience, parfois encore d’événements caritatifs où il brillait par sa tendre bonté, des codes d’accès aux archives numérisées du monde entier ou presque, les Magna Data elles-mêmes, embrassant les Fessebouque et autre Gougueule , ainsi qu’Apeule, et les grandes bibliothèques, et les archives des journaux du monde entier, et tout ça les doigts in the Nasa.
Seuls les codes secrets des Fences lui avaient été refusés. Mais ce n’était qu’une question de temps, et d’ailleurs sur ce coup, il n’en avait vraiment pas besoin.
Au cours de ses préparatifs internautiques des préparatifs nautiques putatifs, Démodokos comprit qu’il avait parlé trop vite et que, au vu de la relation de quelques témoignages d’indigènes hilares par-ci, quelques registres portuaires d’employés facétieux par là, le pauvre Ulysse Nautès était bien différent de son illustre inspirateur grec, même s’il en avait bavé au moins autant que lui.
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Il n’avait pas su faire mousser ses échecs de la bonne manière, avait suscité moqueries et incompréhension, et s’était fait rabaisser même par ses mousses, qui tout ados illettrés qu’ils étaient, savaient que le chemin le moins fatigant surtout pour les galériens de la vie comme tous ceux de cet équipage était la ligne droite. Bref qu’il s’était mis dans une odyssée de durée indéterminée, et probablement interminable pour un succès douteux.
Mais il voulait être un Byron, un poète, il admirait son homonyme grec et son papa l’aède aux mille bouches, et comme ce dernier, il était aveugle, du moins aux détails du réel.
Il avait compris que pour apprendre vraiment quelque chose des hommes, il ne fallait pas avoir peur de naviguer contre les vents de ce qui se fait et se dit, qui soufflent le chaud et le froid, toujours en chœur, si bien qu’à moins de les prendre à revers et d’aller voir de l’autre côté, on ne savait jamais vraiment si on avait raison de penser ce qu’on pensait, d’aimer ce qu’on aimait. Alors, pourquoi ne pas voir ce qu’il y avait derrière les atlas et leurs belles courbes et brisures ?
Il avait donc accompli un voyage qui ne voulait rien dire, même pas un tour du monde, mais qui, dessiné sur une carte, était un pied de nez à toutes les belles équipées pleines de sens, expéditions botaniques, géologiques, géographiques, zoologiques, météorologiques, coloniales, commerciales, bref exploratoires, voire missionnaires et expiatoires, et bigrement utiles à l’humanité. Ce voyage n’était pas non plus celui d’un esthète parti s’extasier devant les merveilles du monde, s’en mettre plein les yeux et faire rêver de beaux yeux à son retour en ramenant du pittoresque.
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Il partait seulement voir des noms, mille et un noms, ses mille et une nuits à lui, des noms de lieux grands et petits, de gens, de bêtes, de choses sérieuses ou superflues. Des connus et des inconnus. Des noms qui l’avaient sauvé quand il était petit, dans cette grande solitude des enfants trop studieux aux parents occupés, des noms dans des poèmes ou dans des romans pleins de conquêtes et de certitudes, des noms de loin, des noms d’ailleurs. Bizarrement, il avait gardé les mers du Nord de l’Europe et de son Est pour un autre périple de noms étranges, peut-être parce que les livres les lui avaient présentés plus tard.
Tous ces noms lui feraient du bien, lui feraient digérer, comprendre peut-être, les histoires sur le grand-père trucidé à Chio et avec lui un tas d’autres.
Des noms comme des rêves, c’est à dire une macédoine de réalité, mâchonnée par le silence et la solitude, digérée par les yeux du dedans, recrachée dans le sommeil par les hennissements d’un cheval noir, recadrée en grand et en couleur par les yeux d’après les mers.
Il espérait écrire un livre à succès sur son exploit, qui serait sa grande épopée, la chevauchée de son imaginaire sur les cicatrices et les bleus qu’il aurait ramenés, ceux qu’il aurait effacés, en même temps qu’un traité sur l’adéquation des noms aux choses et des sons des mots aux climats, ainsi que quelques plaisirs phonétiques du tagalog ou du quechua à l’usage des poètes voyageurs, qui, en cette époque, encore, croyait-il, curieuse de philologie et de terres lointaines, le rembourserait peut-être de ses avances.
C’est ainsi qu’il avait dessiné son parcours, sur son bel atlas coloré d’enfant, celui où il avait appris à prononcer girafes, tatous, cabosses, tiaré, orchidée, bison, corail, et à dessiner des arbres et des fleurs énormes, fjords, rias, rios, parias, brahmane, cornac, torchis, pagode, lagune, gaucho, zapatiste, mangrove, mousson, tango, brennivin, lamantin, cacao, geyser, et tous les noms des pays et des ports, fussent-ils minuscules, dont la place dans son oreille avait guidé sa trajectoire.
Il avait lu qu’existaient des humains aussi de toutes les sortes, goûts, couleurs, incroyablement différents et beaux d’étrangeté ; il avait admiré ces différences entre les hommes qui se voyaient à l’œil nu, et en promettaient d’autres , invisibles, plus étonnantes encore, qu’il devinait pour les avoir tôt remarquées en utilisant à bon escient le mot microscope sur des gens qui faisaient pourtant bien attention de toujours se ressembler ; et elles se posaient là, comme une invitation terrifiante et joyeuse.
Tous ces beaux mots, ces beaux dessins, ces beaux sons, ne pouvaient pas accoucher du faux, continuait à penser dans l’homme le petit garçon écarquillé qu’il avait été, en ce temps où les naïfs des métropoles croyaient mordicus aux bienfaits mondiaux de la colonisation, et où les ports s’en pourléchaient avec leurs belles façades sculptées d’armateurs, qui montraient en relief à leur sauce ces merveilles des atlas.
Avec un manque évident de sérieux et de préparation, Nautès avait donc vendu le petit magasin de brocante de son père, économisé sur son salaire d’employé aux Messageries Maritimes, et n’avait rien fait pour se dessiller, surtout pas, il ne fallait pas abîmer le poème des noms. Et il avait armé un bateau sur ses sous, le petit bureaucrate, armé lui-même de ses seules illusions.
Comme c’est parfois le cas quand le désir pur est trop fort, il ne voyait pas les détails, il les peignait en rose et bleu dragées, leur prêtait les mots des poèmes qu’il cachait dans sa boîte de biscuits de mer, tout au fond. Puis ils disparaissaient purement et simplement de sa vue.
Son entourage ne comprenait rien du tout, lui faisait la leçon. Choisir cette route qui n’était même pas celle de l’import du rhum, était-ce pour le plaisir de tartariner quelques vers aux jeunes filles à l’arrivée en disant je l’ai fait, de ramener la recette des cotonnades grand teint, et la mer dans des coquillages ?
Non, disait-il.
C’était vouloir mériter son nom, et, rien que ça, ressusciter le grand Ulysse. Mais ça, il n’osait pas leur dire.
C’était aussi ouvrir de bon appétit la boite de Pandore de la vilénie de pas mal d’humains, se donner bien de la peine pour bien moins que le pompon du manège, sans même pouvoir se défausser sur les dieux, la météo, le gouvernement, ses parents ou la providence, de ses échecs, naufrages, noyades de marins, pertes de cargaison, démêlés avec la police des ports, filoutages pour fuir, coliques, et autres castapiagnes, jusqu’au retour sans finir le périple, la queue basse, sans ressort, incapable d’écrire le livre de ses mots.
À se prendre pour Ulysse d’Ithaque et Philéas Fogg, Nautès, membre actif de la société philhellène marseillaise, avait connu des vicissitudes prévisibles et aussi des imprévisibles, le pauvre, sans avoir à ses côtés un divin Mentor, ni même un fidèle Passepartout pour le dépêtrer de ses folies, ni surtout un Démodokos pour chanter et enrubanner ses tourments dans le bolduc des dieux pour faire espérer son retour en héros.
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Tout ça pour ça, donc, et personne ne le plaignit, personne ne le chanta, et même la belle Mimi, débordée par ses minots et son boulot, le traita comme poisson pourri quand il s’incrusta chez elle pour la soupe, couvert de la vermine de son dernier passage clandestin. Qu’est-ce qu’il avait fichu tout ce temps ce feignasse ?
Et il écrivait encore moins, débordé par le grouillement opaque des malheurs autour de ses beaux mots attaqués par la gangrène des déceptions.
Même dans les gazettes locales de Marseille et des cités de la campagne voisine, il n’avait pas eu le succès escompté : quelques entrefilets goguenards par ci, une demi-colonne étonnée par là.
Son arrivée tombait mal, entre deux féminicides commis par des jaloux de retour de la pêche au long cours qu’on suivit jusqu’à l’acquittement aux procès d’assises, et les rapports journaliers sur la colère des fromagers et de leur pratique, à cause d’une épidémie de brucellose ; un abondant courrier des lecteurs qui remplit longtemps les pages évoquait de nombreux indices prouvant que les malheureuses chèvres étaient probablement envoûtées par les Catalans ou les Italiens qui débarquaient pour pêcher le poisson et les femmes des autres. Ça émouvait beaucoup plus que les déboires d’Ulysse le petit, comme on commençait à l’appeler, ou le galéjeur, car en plus de tout il avait perdu ou vendu toutes ses plaques photographiques, et ne pouvait rien donner à voir qui donnât prix à la musique des langues humaines dans sa tête
À la belle saison, quand on se tua et s’indigna moins parce qu’il y avait les bains de mer et les abricots mûrs, il obtint néanmoins plusieurs fois une page entière d’entretien avec des reporters qui devaient remplir des pages, et lui demandaient des nouvelles du livre en cours ; Ulysse y parlait de ses beaux mots et de leurs choses, qu’il avait vues ou regretté de ne pas voir, et faisait preuve dans l’entretien en tête-à-tête d’un certain talent épique et tragique à la fois, avec des traces de nostalgie romantique, mais il esquivait le livre impossible ; et l’article étriqué aplatissait la belle verve du poète en voulant la signaler ; le courrier des lecteurs n’en redemanda pas.
Il aurait mieux fait de raconter des blagues que son odyssée bidon, car c’était un boute-en-train aux repas de famille, affirma Mimi, triste à se moucher, dans son oraison funèbre.
Et autres trouvailles atterrantes sur lesquels Dèm se promit de faire silence.
Déjà à l’époque, faut croire, les mots, leurs danses, et leurs tricotages, le grouillement du monde derrière, au fond, ce n’était un sujet que pour les spécialistes à dentiers : on avait des guerres mondiales à faire mijoter.
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Dèm était embêté au point de téléphoner à sa vieille mère, qui avait lu pas mal de livres.
Si seulement il avait vérifié avant tout ce battage. Elle lui rappela qu’Ulysse Premier, le modèle de Nautès, c’était le roi du marketing ; des bobards, peut-être, mais sérieux, mouvementés, efficaces, bouleversants, et le sens des réalités ; il reprenait le récit de ses aventures, racontait sa vie, sculptait son image aux escales, bref, mille ruses , mille relais ; elle souligna qu’il avait pleuré comme un crocodile pour clouer le bec doré de l’aède star de l’époque, dont Dèm réalisa avec horreur qu’il portait le même nom que lui ; oui, cette star mouchée par le roi d’une île paradisiaque pour qu’Ulysse cesse de pleurer se trouvait porter le nom du Stéphane bronzé, Démodokos, heureusement trop long pour les touïtes.
Pourvu qu’il puisse détourner l’attention du public de ce détail, ou le retourner en sa faveur.
À réfléchir.
Elle ne lui avait pas remonté le moral, comme prévu, après toute cette pub, va falloir t’y coller, maintenant, mon Steph, mais tu es un malin, toi aussi, elle avait dit ; sans bien savoir pourquoi, il flairait un peu de taquinerie sous le compliment de la vieille has been, mais l’avis était bon à prendre.
L’Ulysse qu’il s’était déniché et qu’il avait vendu cher était un loser, Dèm le découvrait chaque jour un peu plus sous sa tonnelle, devant son verre de Tavel frais. Pas question de se mettre dans ses traces et d’en baver pour faire un audimat minable.
Non, il lui fallait suivre Ulysse le grand.
Redorer pour son propre compte ce blason pathétique de Nautès, comme Ulysse aux mille solutions.
À Dèm de fabriquer sa petite odyssée, et il pressentait qu’il devrait garder les yeux bien ouverts, braqués sur son écran via ses filtres à lumière bleue.
Il se mit à lire en braille avec les doigts sur son clavier de Pommaphone pour touïter, en moins de temps qu’il n’en faut aux sandales ailées du dieu Hermès pour aller de l’Olympe à Ogygie faire son beau chez Calypso, – il l’apprit plus tard à son public, Hermès n’était pas qu’une marque de luxe- ; il pompa toutes les data auxquelles il s’était obtenu un accès, créa des vidéos époustouflantes dont il était le héros sur sa frégate Argo numérique, avec des fausses interviews, des inserts documentaires des archives de l’université de Fribourg ou de Carthagène, le tout avec son petit logiciel de montage payé une blinde ; mais ça valait le coup, son boss et les réseaux le lui rendraient au centuple.
Cool.
Allez, encore un petit effort de farfouille et d’imagination. Ça commençait à lui plaire, il sentait les embruns, les tempêtes, comme s’il y était, se voyait au gouvernail, impeccable dans sa tenue Corto-Saint-Laurent. Il maîtrisait avec adresse la barre de cette navigation, contrôlait la dérive de son surf. Un vrai pirate, mais tout élégance, se disait-il. Il retrouvait le moral, ça l’excitait, même, maintenant, cet énorme bidonnage.
Et il sirota pas mal de rosé sous la tonnelle.
***
En temps et heure, devant les caméras, buriné juste assez dans sa cabine UV, remusclé comme une sculpture grecque par quelques semaines de salle de sport, il sut présenter, pour des spectateurs en ligne chauffés à blanc par la promo, son voyage extraordinaire, ses recherches, ses avatars maritimes et ses rencontres- vidéo- avec des chercheurs internationaux censés approfondir a posteriori des points obscurs, et celles avec quelques érudits locaux d’escales supposées, lesquelles lui revaudraient leur colossale popularité touristique à venir avec des semaines de sinécure gratuites. Il y avait tout ce qu’il faut dans ce documentaire, des tatous, des toucans, du torchis, des mamacharis, du blabla, de superbes photos, et de la bouse de yak, le tout écologiquement recyclé, et même une tempête et un mât brisé ; de beaux mots pillés et des belles images aussi, et la dernière édition numérique de l’Encyclopedia Universalis, pompée gratos, qui s’en apercevrait ?
Pas un nom de port, de baie, de cap, n’était omis, et ça faisait une super bande son.
Deux semaines de boulot en tout. Il allait pouvoir prendre de vraies vacances après la soirée de lancement télé.
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Inutile de dire qu’au micro de Sophia Salamandre, qui, subjuguée, lui épargna les saillies saignantes calibrées touites que beaucoup prenaient pour du courage, Dèm fit exploser l’audimat.
Elle osa lui demander à la fin s’il allait se décider à se lancer en politique. Il éluda avec un sourire divin et tomba la veste pour montrer ses biceps de loup de mer.
L’Ulysse de Marseille pouvait aller se rhabiller, et celui d’Ithaque se faire voir chez les Grecs.
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Une fine analyse des ressorts du politique et de son utilisation avec et par les médias. Ulysse et son aventure -Odyssée- mène à l’ observation de notre monde quand il est démultiplié par le talent de l’écrivaine. Que l’ antique nous dévoile le présent voilà qui est réjouissant.
Oui ces vieux textes que d’aucuns trouvent barbants ou dépassés ont beaucoup à nous dire, pourvu qu’on les écoute et qu’on les mette en résonance avec nos je au présent….Merci !
Il fait du bien ce régal d’intelligence d’humour et de finesse d’écriture ! je le savoure en antidote à toutes les bavasseries fadasses juste bonnes à dégougueuler (dont pourtant j’évite le gros, garant les miennes de Fessebouque et compagnie) …
Contente d’avoir fait mouche avec une fine mouche ! Merci de ce commentaire!
On est séduit par ce palimpseste des trois voyageurs le vrai celui d’Homère,puis le marseillais cet l' »ulysse de banlieue » comme dirait Brassens et le virtuel, Ulysse en carton, pour employer le parler à la mode. On savoure la satire de cet Ulysse 3.0 et de son voyage immobile. Le tien de voyage dans l’écriture ramène dans ses filets, ceux de la toile mais assaisonnés,ces poissons burlesques : Touiter, Fassebousouque, Snapchatte, Laïcoeur, Pohouerpoïnt, Fauloveurs, Gougueule , Apeule et cie pour notre plaisir. Une traduction hilarante.
Contente que mon texte ait provoqué ce commentaire qui en lui-même est une ré-créative glose ! merci de cette lecture attentive!