« Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »

(Du Contrat social I,7 Du Souverain)

Voilà sans doute un des passages du livre qui a fait couler le plus d’encre. Une bonne chose pour les fournisseurs d’encre et les amateurs de prise de tête philosophique. L’ennui c’est qu’il a fait couler aussi pas mal de sang et tomber pas mal de têtes. Faut reconnaître qu’il serait tentant de s’en emparer pour qui voudrait justifier une conception totalitaire de l’État. (Et justement y en des qui l’ont voulu).

De fait ces lignes concentrent tout le paradoxe (peut être intenable ?) du concept de volonté générale. Le mieux est que je laisse sur ce point la parole à Bruno Bernardi, qui présente le texte de façon fort éclairante (éd. GF 2001 revue 2012).

« La souveraineté des citoyens* est le seul fondement de l’obéissance des sujets*. De l’obéissance des sujets dépend la consistance de la souveraineté. Ce n’est qu’au prix d’une désarticulation de cette double contrainte, aux yeux de R. indissociable, et d’une confusion entre le sujet et le citoyen, qu’on a pu voir ici le germe d’une conception totalitaire de l’État. »

*pour ces termes cf 3

Sauf que le fonctionnement de l’articulation demande une certaine souplesse, à vrai dire difficile à obtenir sans la modification génétique concomitante de la naissance du corps social (cf 4).

« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct (…)

l’homme, qui jusque là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants.

(…) si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

(DCS I,8 De l’état civil)

Si les abus. Rousseau n’est pas dupe, n’a pas une foi aveugle dans le pouvoir de la raison sur les penchants. C’est à démontrer l’intérêt de cette raison qu’il met tout son talent argumentatif et rhétorique. Car il s’agit bien d’intérêt, pas de morale idéaliste.

Comme chez Spinoza, qui établit le lien organique entre animositas (moteur affectif individuel) et generositas (affect de lien au groupe), l’efficacité du système politique repose sur l’impossibilité logique de dissocier intérêt personnel et collectif.

La volonté générale est celle où justice et utilité ne se trouvent point divisées. (Intro livre I). Ou elle n’est pas.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

2 Commentaires

  • Laure-Anne FB dit :

    Belle clausule dont je ne suis pas sûre néanmoins qu’elle règle le pb. Il ne faut pas exclure qu’il y ait disjonction absolue entre l’utilité générale et la justice et que des oeufs soient cassés, d’un côté ou de l’autre, sauf à démontrer l’équation justice = utilité générale.
    Cela passe en effet par la fameuse generositas : mais quand elle n’est plus qu’une exception , comme c’est patent quand on vit dans nos villes, inciviles hors des cercles cooptés, et se trouve également partagée entre ceux que l’injustice accable et ceux qui s’en sortent mieux, que propose notre JJ pour la res-susciter?

    • Ariane Beth dit :

      Ce que proposerait JJ je ne sais pas. Pour ma part je pense, dans le fil de sa notion de volonté générale, que le fait pour chacun de regarder ses intérêts réels, mais vraiment réels, (hors aliénation par des manipulateurs nihilistes) l’amènerait à voir que, au moins à terme, ils ne peuvent se dissocier de l’intérêt, considéré sous l’angle réel là encore, d’autrui et du corps entier.
      Il me semble à cet égard que les applications les plus évidentes en sont d’une part la question écologique, et la survie de l’espèce humaine. D’autre part la question des migrations qui ne peut s’envisager que dans une solidarité d’espèce. Cela serait de l’ordre de ce que JJ appelle une loi, concernant le corps en tant que tel (du côté donc de la generositas). Après bien sûr il faut concrétiser ces deux options dans chaque situation particulière (avec les animositates qu’elle met en jeu) : c’est exactement le travail de ce que JJ nomme le gouvernement.
      Euh bon c’est de l’abstrait à grands traits et du yaka fokon je n’en suis que trop consciente …

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