« n°12 : Du but de la science.

Comment ? Le but ultime de la science serait de procurer à l’homme autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible ? Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel que celui qui veut avoir le plus possible de l’un doive aussi avoir le plus possible de l’autre, – que celui qui veut apprendre  »l’allégresse qui enlève au cieux » doive aussi être prêt au  »triste à mourir » ? (…)

Aujourd’hui encore vous avez le choix : ou bien le moins de déplaisir possible, bref l’absence de souffrance – et au fond les socialistes et les politiciens de tous partis ne devraient, pour être honnêtes, rien promettre de plus à leurs partisans – ou bien le plus de déplaisir possible comme prix à payer pour la croissance d’une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et rarement savourés jusqu’alors. » (Premier livre)

Pour moi, n’en déplaise au grand Nietzsche, obtenir autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible ne me paraît pas un souhait stupide, ni d’ailleurs si facile à satisfaire, selon l’endroit où le hasard nous fait naître, et en quel mode humain (femme en Afghanistan ou en Iran, pour ne donner que les exemples les plus criants).

Ce vibrant éloge de la douleur est-il sérieux ou ironique ? Je ne sais. A-t-il une motivation philosophique ? J’en doute. Il me paraît relever du fonctionnement psychique bipolaire (ou maniaco-dépressif). Un mode d’être tout en sensibilité exacerbée, en déchirante lucidité, qui ne fut pas pour Friedrich avare en souffrances, mais fut aussi le moteur de son génie.

C’est pourquoi si la motivation n’est pas philosophique, le résultat peut l’être cependant.

Il en va de même pour d’autres philosophes plus ou moins border-line (souvent plus que moins). La pensée universelle disposerait-elle par exemple du Contrat social, sans le besoin de Rousseau de sublimer sa tendance paranoïaque ?

Dans ce passage aussi bien sûr, le dolorisme chrétien de la rédemption : pour accéder au paradis et sa plénitude de plaisirs, il faut accepter le prix à payer. Un papa pasteur ça vous marque. Et de surcroît un papa pasteur mort d’accident sous vos yeux quand vous étiez enfant.

Comment, dans ces conditions, ne pas se débattre toute sa vie avec la notion de culpabilité, comment ne pas ressentir comme vitale la nécessité de la pourfendre ?

Oui mais comment la pourfendre ? Par exemple ainsi :

« n°22 : L’ordre du jour pour le roi.

C’est le début de la journée : commençons à organiser pour ce jour les affaires et les cérémonies de notre très gracieux Seigneur qui daigne encore se reposer. Sa Majesté a aujourd’hui mauvais temps : nous nous garderons de le qualifier de mauvais ; on ne parlera pas du temps, – mais nous traiterons aujourd’hui les affaires avec un peu plus de solennité et les cérémonies avec un peu plus de pompe qu’il ne serait besoin sans cela.

Peut être même sa Majesté sera-t-elle malade ; nous lui présenterons pour son petit déjeuner la dernière bonne nouvelle de la soirée, l’arrivée de monsieur de Montaigne, qui sait si agréablement plaisanter de sa maladie, – il souffre de calculs. (…)

J’ai l’habitude de commencer la journée en l’organisant et en la rendant supportable pour moi, et il est bien possible qu’assez souvent je l’aie fait de manière trop pompeuse et trop princière. » (Premier livre)

J’aime ce passage qui permet d’apprécier le sens de l’autodérision de Friedrich, la brillante ironie mise à narguer son narcissisme. Et surtout sa manière aussi pudique qu’émouvante de ruser avec sa souffrance. Monsieur de Montaigne n’arrive pas ici par hasard.

Illustration Johnnyjohnson 20430 (Pixabay)

3 Commentaires

  • Laure-Anne dit :

    écrire écorché vif pansé par des pairs plus sereins
    leçon douce

    • Ariane dit :

      « Leçon douce de l’écorché vif » : oui, bien trouvé, c’est exactement ça. Nietzsche provoque chez le lecteur (chez moi lectrice en tous cas) un mélange de perturbation et de consolation, et même si la seconde est plus douce à saisir que la première, les deux aident à avancer, encore, par tous les temps.

  • Laure-Anne dit :

    Et puis étudier écrire et penser coûtent, et foin des pédagogies qui voudraient épargner tout effort ( parfois harassant) à qui veut grandir!

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