Paris, gare de Lyon. Le soir n’allait pas tarder ; les feux du ciel s’éclipsaient dans l’ombre grandissante. Je suis monté dans le train pour Venise. Le train de nuit : Simplon-Express. À quai, il patientait. Je me plaisais à croire qu’il m’espérait.

J’avais tout juste vingt ans et quelques poussières de semaines. Un âge où l’on croit volontiers que l’univers entier n’attend que nous. On avance, confiant, on se retourne : il ne reste déjà plus rien.

Le plaisir du train de nuit, qui creuse aussi son tourment, c’est qu’il fait nuit sur le monde qu’à bord nous traversons. Alors, nous songeons qu’il se fait tard. Dans l’appréhension du départ, nous hésitons entre nous plier à cette volonté farouche des ténèbres, à l’extérieur, de tout nous dérober, et nous ne voyons plus qu’à l’intérieur de nous-mêmes. Ou à l’inverse, suppléer à cette opiniâtreté par l’imagination, en prenant appui sur ce que ces mêmes ténèbres consentent du bout des lèvres à nous laisser entrevoir, ce quelles daignent nous suggérer.

Je suis parti, comptant fermement ne pas choisir.

À cette époque, le Paris-Venise se présentait encore comme l’un des ces trains un rien vieillots, qui vous font immanquablement penser au Wagon-lit de Kessel ou à La modification de Butor. Un train oublieux de la modernité dont les compartiments s’agrémentaient, au-dessus des banquettes et sous les filets à bagages, de photographies sépia ou noir et blanc, surannées, usées presque, en tout cas bien peu crédibles aux yeux de la jeunesse pressée, montrant des paysages et des villes tenus pour autant de destinations de rêve mais qui ne faisaient plus rêver, tandis que le miroir au milieu, avec son sigle SNCF dans un coin, ne reflétait jamais que notre fatigue ou notre mélancolie. Les banquettes, dans l’attente de se muer en couchettes, étalaient leur moleskine inconfortable à la vue, d’un marron passable, sinon désolant, qui donnait envie de tout sauf de s’y asseoir. L’on s’y asseyait, pourtant. Jaune et neurasthénique, l’ampoule nue au plafond épuisait les yeux qui s’obstinaient à lire un roman, ou un magazine acheté en coup de vent au kiosque de la gare par crainte de l’ennui ‒ mais on ne lit pas, la nuit ; on scrute les paysages invisibles au-dehors comme au-dedans de soi. Un train à couloir latéral, avec la barre en cuivre devant les fenêtres où s’accouder pour regarder défiler le monde, ou feindre de regarder, en fumant une Gauloise bleue et en s’observant du coin de l’œil dans la vitre, peut-être en s’épiant. Et, sans tenir compte de l’avertissement gravé en quatre langues sur une plaquette de métal gris, un train où baisser la vitre et se pencher au-dehors, pour laisser quelques instants l’air frais de la vitesse et de la nuit s’emmêler dans les cheveux et attiser la braise, au bout de la cigarette.

Vallorbe, frontière franco-suisse. Je ne gardais de souvenir de cette gare que de neige. Le train y arrivait, autant que je m’en souvienne, en début de nuit, toutes saisons confondues. Personne ne montait ni ne descendait. Vallorbe, Jura : climat réputé sibérien, il neigeait à gros flocons. Je considérais, désœuvré, le décor. Le blanc ne parvenait guère à mincir l’épaisseur des ténèbres, même si, sans vergogne, et nonobstant l’éclat rouge de la lanterne de manœuvre posée sur le sol, il recouvrait tout ‒ les rails, le ballast, les quais, les bâtiments, les signaux, les câbles, les wagons, en attendant d’ensevelir ma mémoire. C’était ainsi, je n’y pouvais rien : la neige sur la gare de Vallorbe.

Plus tard, passés les contrôleurs helvétiques, arrivait le temps du sommeil.

Trois couchettes d’un côté, autant de l’autre. Superposées. Pour moi, j’occupais celle de droite, en bas. Chacun chez soi sous sa couverture. En même temps, la crainte de la promiscuité ‒ ronflements, odeurs, visions. L’autre crainte, celle de l’insomnie. C’est du reste elle qui toujours triomphait, entretenue avec perfidie par la veilleuse bleutée au-dessus de la porte, dont l’éclairage suggérait je ne sais quel outre-tombe. Entretenue, aussi, par la caisse de résonance du tunnel du Simplon, et par les lumières des villes qui défilaient et se jetaient sur nous par intermittence, profitant de l’interstice entre les rideaux forcément mal joints car trop courts. Et puis les autres lumières, celles-ci implacables, des gares où l’on s’arrête, Lausanne, Brigue, Arona, Milan, Vérone, ces gares de la nuit qui vous maintiennent éveillé par les haut-parleurs vomissant leurs annonces, et leur résonance dans les bâtiments vides, par l’immobilité prolongée du train et le choc des tampons lorsque les cheminots détachent ou ajoutent des voitures, le convoi qui recule de quelques mètres, avance d’autant, les sifflements d’une vapeur émanant de j’ignorais où, et quoi. Les douaniers. Les contrôleurs : italiens ceux-ci. La fraîcheur de l’aube qui pointe, pour finir.

De guerre lasse, je m’étais levé pour faire un tour dans le couloir, à dessein d’espionner la nuit qui s’achevait dans un paysage de plaine, momentanément informe au milieu des vapeurs d’avant le jour, et des lumières qui s’efforçaient de pâlir, un paysage qui faute de caractère, ne possédait encore aucune identité et n’en aiguisait que plus la frustration d’être passé au cœur de l’Alpe sans le voir. Quelques autres gares d’importance secondaire s’éveillaient tout juste, comme échappées, à cette heure d’entre loup et chien, d’un tableau de Paul Delvaux, Les trois lampes, ou bien La gare forestière, et je peuplais les solitudes de leurs quais déserts de figures d’enfants endimanchés, ou plus volontiers de femmes aux grands yeux noirs et aux seins nus, dont l’absence au monde étouffait la totalité du paysage représenté, ses gares, ses poteaux avec leurs fils électriques ou téléphoniques captant des appels qui se perdaient dans le vide, ses wagons, ses signaux, ses locomotives à vapeur et finissait par me suffoquer, moi.

Padoue approchait, le train se réveillait.

La porte du compartiment voisin a coulissé. Avec l’air faussement indifférent de qui en fait cherche à satisfaire sa curiosité, j’ai jeté un coup d’œil à l’intérieur, tandis que l’homme qui venait d’ouvrir se dirigeait à la hâte vers les toilettes sans refermer derrière lui. Là, assise sur la couchette du haut, je l’ai vue. Du haut de son compartiment, elle considérait, sous elle, la vaine agitation de l’humanité. Son regard a croisé le mien ou plutôt, il est passé sur moi, moins impassible qu’insondable. Cela n’a duré qu’une fraction de seconde. Lorsque j’ai récupéré mes esprits, elle regardait déjà ailleurs. Pourtant, j’ai eu la certitude qu’elle m’avait élu, moi. Après tout, j’avais vingt ans, et il me paraissait qu’un voyage à Venise ne pût que se dérouler sous le signe d’une idylle. Sinon, cela en valait-il la peine ? Elle se tenait droite dans sa beauté dédaigneuse, comme issue d’un monde qui n’était pas le nôtre. À cet instant, le voyageur est revenu des toilettes, il a réintégré le compartiment en tirant la porte sur lui. Cet homme, je ne le connaissais pas : je le haïssais.

Dans le wagon, de nombreux voyageurs piaffaient d’impatience, sentant Venise à portée de main. Ils envahissaient le couloir et les soufflets, s’entreregardaient d’un air hébété, parfois incrédule. Gare de Padoue, des gens sont descendus. D’autres sont montés. En ce qui me concerne, je suis allé sur le quai, fumer ma première cigarette de la journée, celle dont le goût vous donne le dégoût du monde. Lorsque je suis remonté, la jeune femme n’était plus dans son compartiment. Le train est reparti.

Dernier arrêt à Mestre, où l’on respirait un air de banlieue morne et sans espérance. Déçu par le fiasco de mon aventure à peine amorcée, je rêvais d’aborder Venise par la voie ancienne, celle qui depuis Padoue consistait à emprunter le Naviglio di Brenta, la « levée de terre » comme disait Montaigne, jusqu’à Ca’ Fusina, la « Chafasine » comme disait Commynes, et là, emprunter le bateau…

Mais non. Pour moi, comme pour tout le monde, tous les anonymes, le pont. La lagune. L’eau de la lagune, avec la ville au bout, comme un drap que l’on tire en refaisant un lit.

Gare Santa Lucia. La place en avant du bâtiment, la station du vaporetto à gauche, l’église San Simeon Piccolo en face, de l’autre côté du Grand Canal. Des palais. Les gens. Moi.

Qu’étais-je donc venu faire à Venise ? Qui pouvait le dire ? Je me trouvais enfin dans la place et me sentais désemparé. Pour mon premier séjour à l’étranger, j’avais choisi le moins probable des lieux. Peut-être le moins possible. Alors, oui, qu’étais-je venu faire à Venise ?

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(Photo © Maheut Bolard-Veyretout )

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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