Le mot-clé pour apprécier la fable Le loup plaidant contre le renard par devant le singe (livre II,3) est contradiction.

Il apparaît dans le post-scriptum bien agacé de JLF envers d’insuffisants lecteurs (dirait Montaigne) : Quelques personnes de bon sens (on devine les guillemets : ce sont en réalité des conformistes, ni humour ni imagination) ont cru que l’impossibilité et la contradiction qui est dans le jugement de ce singe est une chose à censurer (en bons passifs agressifs qu’ils sont) ; mais je ne m’en suis servi qu’après Phèdre (bande d’incultes), et c’est en cela que consiste le bon mot, à mon avis (apprenez donc à lire entre les lignes, bande de bourrins).

Bref La Fontaine est contrarié. Car il rencontre, au lieu d’une critique éclairée, une contradiction stupide. Se peut-il qu’on ne perçoive pas le sens et le rôle du contradictoire, du paradoxal, de l’ambigu, dans cette histoire ? Eh oh lecteur : c’est en cela que consiste le bon mot, je te ferai dire !

Bon mot fait dresser toute oreille freudienne qui se respecte. Voir Le mot d’esprit dans son rapport avec l’inconscient. De fait cette fable est étonnamment raccord avec la fameuse histoire juive du chaudron percé (citée par Freud dans son livre sur le Witz). Un homme a emprunté un chaudron à son voisin et le lui rend percé. Comme l’autre proteste :

1) mais non c’est pas percé (facile à réfuter par simple vérification)

2) il était déjà percé (= c’est pas moi c’est un autre – toi peut être ? Plus difficile à réfuter car demande enquête et démonstration)

3) chaudron quel chaudron je t’ai rien emprunté (réfutable ou pas ? Ce sera parole contre parole devant un éventuel juge).

Dans la fable, loup et renard se contredisent devant le juge-singe à propos d’un vol que le narrateur qualifie d’emblée de prétendu (étape 3 du chaudron). Comment savoir qui ment ? Au fur et à mesure de l’interrogatoire ça devient de plus en plus embrouillé. Parole contre parole, chacun souffle le faux et le vrai, et vice versa. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits.

D’abord interdit, le singe, instruit de leur malice, donc exactement 3 fois plus malin que chacun d’eux (à malin malin et demi, donc 2 malins = 2×1,5 = 3) décide de les condamner tous deux, l’un pour fausse accusation et l’autre pour le vol en question. (Et du coup palpe l’amende des deux côtés. Malin on vous dit).

Contradictoire ce jugement ? Sur qui et quoi porte-t-il en fait ? Qui est juge qui est partie ? Loup, renard, singe, narrateur, JLF, lecteur bourrin, lecteur malin ? La fable s’achève avec cette phrase où se diffracte le double sens :

Le juge prétendait qu’à tort et à travers /On ne saurait manquer condamnant un pervers.

Quoi de plus pervers que l’écriture, que la parole ? Mais à elles on est bien obligé de laisser le bénéfice du doute, sinon pas de communication possible.

Je me demande si Lewis Carroll lisait La Fontaine. Sans doute connaissait-il ses principales sources, Phèdre le Latin, Ésope le Grec. En tous cas la fable intitulée La chauve-souris et les deux belettes (livre II,5) n’est pas sans rapport avec certains passages d’Alice au pays des merveilles.

La chauve-souris en question tombe un jour dans le nid d’une belette envers les souris de longtemps courroucée. Curieusement, au lieu de lui faire la peau direct, la belette entame un débat d’une logique toute lewiscarrollienne :

N’êtes-vous pas souris ? Parlez sans fiction ; /Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas belette.

La chauve-souris réplique en une subtile esquive, déplaçant les termes du débat de la réalité (convoquée par le sans fiction de la belette) à celui du langage, de la représentation symbolique : ce n’est pas ma profession (= ce que je dis de moi) des méchants vous ont dit ces nouvelles. Et elle poursuit j’ai des ailes comme vous voyez, je suis donc oiseau.

La belette est convaincue, la chauve-souris se tire à tire d’ailes.

Manque de chance elle tombe peu après chez une autre belette aux oiseaux ennemie. Et là elle s’en sort en disant OK j’ai des ailes, mais qui (qu’est-ce que qui) fait l’oiseau ? C’est le plumage. Je suis souris : vivent les rats !

Comme chez L.C, on joue avec une pseudo-logique syllogistique, habile à masquer les failles du raisonnement. La belette qui mange les souris ne mange pas les oiseaux, et inversement pour l’autre. On se demande bien pourquoi chacune ne peut pas manger l’un et l’autre ? Comme si on avait posé une loi absurde qui oblige à se situer dans une rigide bipartition.

La chauve-souris a la parade toute trouvée : dénier l’aspect conjonctif de sa double nature, le transformer en disjonction, pour répondre à la menace elle aussi disjonctive. Faut pas me voir oiseau et souris, mais 1)ou oiseau 2)ou souris

1)Je suis oiseau voyez mes ailes/Vive la gent qui fend les airs !

 2) Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage/Je suis souris, vivent les rats !

Par cette adroite répartie, elle sauva deux fois sa vie.

D’écharpe changeant aux dangers

Le sage dit, selon les gens : Vive le Roi ! Vive la Ligue !

Remarquons à la décharge de la chauve-souris que dans les deux cas elle dit vrai : avantage de sa double nature. Pour ses changements d’écharpe et autres retournements de veste qu’alléguera pour sa part le sage ? Peut être avec Brassens mourir pour des idées d’accord mais de mort lente.

Image par George de Pixabay

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