Comment répondre à une sollicitation éditoriale pour un article sur le genre grammatical quand on est linguiste à la retraite et heureuse de l’être ?

Lorsque j’ai pris ma retraite, il y a deux ans, j’ai en effet voulu tourner complètement la page. Pourtant toutes les facettes de ma vie professionnelle m’avaient passionnée, mais, précisément pour cette raison sans doute, je ne voulais pas continuer à faire les choses à moitié, à décliner, à radoter peut-être. J’ai donné tous mes livres de grammaire à mon ancien laboratoire de recherche, et je n’ai plus lu ni écrit une seule ligne de linguistique. Et, de fait, cela ne me manque pas.

Alors quid du genre grammatical ? Oui, bien sûr, je pourrais répondre a minima à l’attente exprimée, transmettre quelques informations de base aux lecteurs et lectrices non familiers du sujet. Qui, peut-être, s’en contenteraient. Mais, même pour un texte minimaliste, il me faudrait un peu de documentation sous la main ; car la question du genre n’a jamais été un de mes sujets de recherche. Embarras donc, car je risque fort d’écrire des banalités, et ça, ça ne me plaît pas du tout !… Même à la retraite, cher lecteur, chère lectrice, on a son petit orgueil et le souvenir de quelques exigences relatives au travail bien fait.

Par ailleurs – et ça aggrave son cas –, ce sujet glisse facilement vers la question plus ou moins polémique (plutôt plus que moins) de la représentation, dans et par la langue, des rapports entre les sexes. Car, oui, depuis l’Antiquité, la dénomination des genres grammaticaux masculin et féminin se fait au moyen de termes qui désignent aussi les mâles et les femelles. Ainsi, en latin (mais le constat serait le même si on remontait plus haut ou plus loin), masculinus et femininus sont des désignations applicables à tout être vivant, de préférence les animaux (pour les humains, le latin préfère l’opposition vir / mulier) ; on peut aussi les appliquer à des objets (par exemple aux deux parties qui s’emboitent d’un gond de porte) ; et ce sont aussi les termes qui désignent deux des trois genres grammaticaux du latin (le troisième étant le neutre, neuter en latin, ne-uter « ni l’un ni l’autre » – on y reviendra). L’origine sexuée ne fait aucun doute : femininus vient d’une racine indo-européenne qui signifie « têter » ou « allaiter » ; est donc féminin ce qui allaite. L’étymologie de mas, à la base de masculinus, est plus obscure, mais le terme est généralement rapproché du nom du dieu Mars, dieu de la guerre : tout un monde bipolaire se dessine sous nos yeux !

Que faire de tout ça ? Grand embarras de nouveau ! Car ma formation de linguiste et mon histoire personnelle sans heurt, sans complexe (du moins à ce propos), sans discrimination, font que je ne suis absolument pas sensible à la problématique de la féminisation de la langue (qu’elle se fasse à travers la féminisation des noms de métiers, à travers l’accord des adjectifs et participes ou à travers l’écriture inclusive). Au contraire, je sais de manière quasi intime que la forme de masculin en français est une forme non marquée qui, comme toutes les formes non marquées a deux sens possibles : soit elle désigne la catégorie opposée à celle de la forme marquée (en l’occurrence le féminin marqué par un -E), soit elle désigne les entités qui échappent à cette opposition, pour lesquelles l’opposition n’est pas pertinente ou encore pour lesquelles l’une ou l’autre des valeurs est possible. En résumé, si Y est une forme marquée dans la langue et s’oppose à X forme non-marquée, alors

X = non-Y, contraire de Y

MAIS AUSSI

X = ni X, ni Y

OU

X = et X et Y

OU

X = ou X ou Y

L’explication n’est pas ad hoc. On observe en effet le même fonctionnement pour toutes les formes non marquées, par exemple pour le présent de l’indicatif, qui est la forme non marquée du système temporel, et qui peut référer à une situation « ni passée ni future », donc actuelle, MAIS qui peut aussi référer à une situation « ou passée ou future » (OU ENCORE « et passée et future »), c’est alors le présent des vérités générales, des proverbes, etc.

Bref, s’il y a des êtres humains qui devraient se plaindre de leur représentation linguistique en français, ce seraient plutôt les hommes, les mâles, qui sont représentés par une forme non marquée, bonne à tout faire, une forme définie en creux, par opposition ; une forme dite neutre, qui a d’ailleurs hérité des emplois de l’ancien neutre latin ; voire une forme impersonnelle (cf. « IL pleut ») !

Ceci dit, après une longue évolution et des débats houleux, j’ai fini par entendre ce que certaines femmes avaient à dire sur le sujet. Je ne les comprends pas vraiment, mais je peux, en adoptant la méthode Jacques Salomé de dialogue dans les couples, dire « j’entends que tu dis que tu souffres de la prédominance des formes dites masculines dans la langue française et j’entends que cela te renvoie à leur prédominance dans la société ».

Moyennant quoi, je n’ai plus aucune envie d’expliquer comment les formes non marquées fonctionnent dans les langues, et je laisse chacun et chacune se débrouiller avec ses difficultés, ses représentations, ses erreurs et ses (très) mauvaises solutions (la pire étant à mon sens l’écriture inclusive !).

Voilà pourquoi ceci n’est pas un article de linguistique, mais un billet d’humeur, en réponse mi-chèvre mi-chou à une gentille sollicitation éditoriale.

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(Photo Tim Mossholder, Pexels)

Sylvie Mellet

Sylvie Mellet

Retraitée du CNRS où je menais des recherches en linguistique, je consacre désormais une large part de mon temps au taï chi, au yoga, à la randonnée, à la lecture et l'écriture. J'aime marcher sur les chemins en étant à l'écoute des oiseaux, des arbres, du vent et de la lumière, de la vie de la nature et j'aime que les pas fassent naître des mots et que les mots rythment mes pas.

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    8 Commentaires

    • Sophie Chambon dit :

      Sylvie,
      J’ai jubilé en lisant ton article du titre, excellent, à la conclusion anti-inclusive . Que cela était élégamment tourné, décomplexant jusqu’au désamorçage à la Salomé de l’assimilation des formes masculines très dominatrices de la langue à la société.
      En plus, pour une non-linguiste, cette définition de forme masculine non marquée suivie de tes petites équations limpides est la plus belle preuve de la non clairvoyance de certaines attitudes très communes aujourd’hui.
      Merci et continue ces éclairages érudits et ludiques.

      • Sylvie Mellet dit :

        Merci beaucoup, Sophie : ton enthousiasme fait plaisir.
        Pour être tout à fait honnête, Laure-Anne m’a aidée à trouver le titre : merci à elle !

    • Sophie Chambon dit :

      Bien joué les amies!
      Association efficace 😘
      1 + 1》2

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Merci, Sylvie de cette présentation claire, logique, simple mais certainement pas simpliste, qui n’envoie pas les combats sociaux des femmes dans leurs buts, mais suggère que l’énergie en ce sens ne doit pas être utilisée en vain au mauvais endroit ; j’extrapole et j’entends cette usine à gaz de l’écriture inclusive, que je comprends dans les documents officiels seulement pour faire droit au sentiment d’injustice des femmes, trompées par l’emploi, hérité par flemme, comme souvent dans la langue, de l’adjectif « masculin » quand « non marqué » ou « neutre » ferait bien l’affaire. réformer la nomenclature grammaticale du genre serait plus économique que de faire des documents pleins de tirets partout…
      Beaucoup mieux, donc, selon moi, qu’un billet d’humeur, même si l’humeur en était l’origine…

      • Sylvie Mellet dit :

        Réformer la nomenclature : en voilà, une bonne idée ! Car il est bien vrai que les terminologies véhiculent des catégories, et pire, des catégorisations – lesquelles enferment, figent, typifient et donc caricaturent. Il nous faudrait une nouvelle équipe d’Encyclopédistes …

    • Ariane dit :

      Discussion fort intéressante à laquelle je n’ai pas d’apport pertinent à faire, n’étant pas grammairienne. Juste j’adhère à l’idée que « l’usine à gaz » de l’écriture inclusive est d’un intérêt limité, et de toute façon vouée à faire long feu, à mon humble avis. Je me demande même si ce procédé n’est pas, pour certaines personnes et certaines institutions,une façon de se donner bonne conscience à bon compte, en évitant d’agir sur les discriminations dans la réalité. Ce qui n’est pas simple je l’avoue, et j’admets que le langage n’est pas innocent dans l’affaire. Mais est-ce une affaire de langage, comment on parle, ou davantage de prise de parole, qui parle, qui a droit à la parole, quelle parole est entendue et considérée ?
      Quant à un neutre ou non-marqué, ce serait bien, oui. mais comment faire, au plan morphologique ? Le neutre me fait penser à l’allemand par exemple. On a das Kind, l’enfant (petit) au neutre. puis quand ça grandit, ça devient das Mädchen (la jeune fille) qui reste au neutre, mais der Junge (le jeune gars) au masculin. Rigolo, non ?
      Pour rigoler toujours, je trouve qu’à la place d’écriture inclusive, on pourrait s’amuser à appliquer les accords au hasard et au feeling. Mais bon, je reconnais qu’au plan pédagogique ça tourneboulerait nos chères têtes écolières, nos chers cerveaux étudiants, qui n’ont déjà pas besoin de ça …

      • Sylvie Mellet dit :

        Ravie de ce bouillonnement d’idées ! Merci pour ta contribution, Ariane; et, oui, les accords au feeling, on peut s’en permettre quelques-uns. En s’appuyant sur la tolérance de la grammaire pour les accords de proximité. Parfois, il m’arrive d’écrire quelque chose comme « les joueurs et joueuses les plus motivées … ». Ce n’est pas impossible et c’est une bonne chose de mobiliser toutes les possibilités de la langue. Sans en abuser, bien sûr ! Comme de toutes les bonnes choses …

    • Sophie Chambon dit :

      Très intéressante cette discussion. J’ai bien peur que cette guéguerre un peu ridicule sur l’accord masculin dominant ne masque en effet les véritables enjeux…et luttes à mener.
      Quant à cet accord très fantaisiste, au feeling que suggère joliment Ariane, why not? Il faut tout de même avoir une bonne connaissance interne de la langue….pour ne pas faire n’importe quoi. Et s’amuser avec le sens comme dans l’exemple que tu donnes Sylvie, « les joueurs et joueuses les plus motivées ». Je ne peux m’empêcher de penser qu’ainsi, on prend le contrepied et justifie la prédominance féminine . Soit un juste retour des choses, rétablissement de l’équilibre ou nouvelle « injustice »? Seules les filles sont motivées…certes !😋
      Je crois qu’en italien, l’adjectif peut s’accorder avec le nom le plus proche…
      Donc il suffirait d’écrire « les joueuses et joueurs les plus motivés » mais on ne saurait plus où on en est…

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