« Avec Portraits, nous avions à cœur

de défendre l’idée d’un matrimoine réunionnais »

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Y a-t-il un matrimoine réunionnais, de la même façon qu’il existe un patrimoine ? Si oui, quel est-il ? Quelles en sont les figures historiques et contemporaines ? Comment se transmet-il ou se transforme-t-il d’une génération à l’autre ? Comment opèrent les identifications aux mondes pensés comme masculins et à ceux conçus comme féminins dans ces héritages culturels créoles ?

Telles sont les questions à partir desquelles Estelle Coppolani et Margot Notari ont commencé à imaginer Portraits (titre provisoire), une série d’entretiens filmés organisée autour de quelques voix insulaires. Leur projet porte l’idée simple de recueillir ici et là des paroles relatives aux mondes féminins de la Réunion et de les faire résonner. (Des liens sur certains de ces entretiens seront proposés dans les semaines qui viennent. P. H.-SC.)

D’un travail de recherche à un projet de création

À l’origine du projet mené par les deux Réunionnaises, il y a un travail de recherche universitaire entamé par Estelle. Autrice et doctorante, la jeune femme se rend compte que la diffusion de la documentation relative aux femmes réunionnaises est loin d’aller de soi. Dans l’histoire des arts comme dans celle de la littérature, la présence des femmes fait longtemps défaut. Même dans les mouvements sociaux de protestation les plus récents, où leur présence est connue et attestée, il reste difficile de faire état de documents. Au fil des recherches, ce déséquilibre entre figures masculines et figures féminines réunionnaises donne à Estelle l’idée de relever le défi de travailler avec l’idée d’un matrimoine créole, bien présent dans les héritages et incessamment réinventé par ses passeuses et ses légataires.

C’est cette envie de questionner les représentations, les fonctions sociales et les imaginaires collectifs relatifs aux femmes de la Réunion qui est soutenue par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage au début de l’année 2021. Naît alors l’élaboration d’un projet audiovisuel à même de constituer de véritables archives numériques sur le sujet, jusqu’alors travaillé par de multiples artistes de l’île, certes, mais toujours trop peu enclin à être diffusé au-delà des océans. C’est alors que la caméra et l’œil précis de Margot, vidéaste de métier, se joignent au regard d’Estelle et qu’elles décident d’aller ensemble à la rencontre de bouches raconteuses d’histoires.

« Avec Portraits », confient les réalisatrices, « nous avions à cœur de défendre l’idée d’un matrimoine réunionnais. Nous voulions en quelque sorte capter des fragments de vie issus des mondes féminins créoles et nous pencher sur les circulations contemporaines de ces mythologies. Il s’agissait d’interroger des femmes à ce sujet, ou plus simplement encore, de discuter avec des personnes à propos de leur propre relation à cet imaginaire. Un mot pouvait suffire. Avec Raymond Lucas, par exemple, on a juste proposé l’expression de Terre Mère et un monde entier a jailli de ses paroles. »

Kosa in fanm ?

Au fil des entretiens menés, les deux réalisatrices ne cessent de revenir à leur point de départ : interroger et écouter. Elles peuvent ainsi filmer avec la même attention soutenue deux jeunes comédiennes de la Compagnie Aberash, Mathilde Bigan et Lola Bonnecarrère, et la ségatière ô combien renommée Bernadette Ladauge. D’un côté, elles nous livrent le témoignage rafraîchissant d’un travail théâtral centré autour des diversités sexuelles et de genre. On y voit deux femmes volontaires reformer hardiment la créolité au prisme de leur singularité. De la même façon, les réalisatrices peuvent nous inviter dans l’intimité tamisée du salon de Bernadette, musicienne à la volubilité et à la mémoire sans pareilles. Ou encore nous proposer quelques minutes précieuses en compagnie de Maya Kamaty dans la salle légendaire du Zinzin – autre femme de renom dont le parcours creuse encore des sillons en d’autres endroits de l’île.

Avec son ensemble de femmes ordinaires ou illustres, la série Portraits réalise son ambition documentaire première, à savoir se faire l’écho de ce que les femmes elles-mêmes pensent ou disent à leur propre sujet. Les différences générationnelles, la variété des imaginaires et des expériences, les musiques des époques composent une ample mosaïque où la catégorie de « femme » elle-même éclate en mille variations. C’est peut-être là le plus beau reflet de ces fragments de voix épars, qui ne s’efforcent pas d’asséner leur définition uniforme de « la Réunionnaise » mais bien de raconter des Réunionnaises, quelques Réunionnaises, depuis les lisières de leur propre perception, épousée chaque fois par la caméra.

Kozman la kaz

À l’écran, la simplicité des effets rejoint la conscience claire des interlocutrices. Un regard sobre et soigneux s’ouvre aux intérieurs, aux extérieurs, aux visages surtout. Nulle afféterie ne s’octroie droit de décoration ou de surplomb. La place est entièrement donnée à la parole recueillie, délivrée par les femmes dans la familiarité de leur case accueillante. Il nous revient de naviguer d’un coin de bibliothèque à une varangue ou d’un canapé à une chaise longue, de La Montagne aux Avirons.

Cette façon de convier le regard au creux des espaces domestiques, traditionnellement assignés aux femmes, permet également de lier par l’exemple les sphères de l’intime et du sociétal. Les personnages à l’écran nous déplacent d’une époque à l’autre, d’une croyance à une pratique, d’un souvenir à une légende, depuis ces endroits de tous les jours que l’on se figurait immobiles ou inaptes au renouvellement. L’économie de moyens tient la promesse attendue de rêverie. On côtoie ainsi les remparts et les cirques, les ravines et les pieds de bois, les rivières et les îles de l’ouest de l’océan Indien, rapprochées et figurées en un grand archipel, grâce à une conception sensible de leur voisinage cosmogonique.

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Images : Estelle Coppolani & Margot Notari.

Une première version de cet article a été publiée dans le n° 7 de l’intéressante revue réunionnaise Indigo. Cette revue, fondée à l’initiative de Gilbert Cazal, s’intéresse aux diverses cultures de l’océan Indien, à leur modernité ainsi qu’à leurs traditions, et contribue à leur vitalité. Elle est animée par quatre équipes: réunionnaise, malgache, mauricienne et comorienne.

Estelle Coppolani

Estelle Coppolani

Estelle Coppolani écrit des poèmes, des nouvelles et des proses libres. Son imagination oscille entre les rivages de son île natale (La Réunion), les mornes de ses terres de songe ou d’adoption et un tropisme fripon vers Lesbos. En parallèle de l'écriture, elle mène une thèse de doctorat sur les poésies de la Caraïbe et de l'océan Indien et un projet de court-métrage documentaire avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

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