Alma Thissim, archéologue dans l’ancienne cité de Kinra

Journal de fouilles (18XX-19XX), extraits choisis par Axel Sourisseau

o

o

7 juin 18XX

C’est Iris, la meilleure amie de Nori, qui a trouvé ces monnaies dans la nécropole du Couchant. Les inscriptions font référence à Kinra IV [194-232-245 ap. un.], ce roi qui condamna Amir Nissèv a un exil définitif dans village de Rôdi en 236, aux confins des plaines rouges. Certains récits prétendent qu’Amir avait séduit la nièce préférée du roi, provoquant la rage de ce dernier. Selon d’autres, il aurait été l’amant du souverain qui, lassé de son échanson vieillissant, préféra l’éloigner de lui plutôt que de le sacrifier. Une troisième version avance que le poète prit part au complot des Jasmins, et que les pamphlets qui circulaient dans toute la capitale n’étaient autres que son œuvre. Je penche personnellement pour cette dernière hypothèse. Sinon, comment expliquer qu’Agop VIII [213-245-257 ap. un.] restât sourd, toute la durée de son règne, aux suppliques du poète le plus célèbre du royaume (si ce n’est du continent ?). La faute devait être impardonnable, et faire montre de clémence équivalait à avouer la faiblesse d’un trône vacillant. Vingt ans plus tard, la dynastie Kénaride d’ailleurs s’effondrait, annonçant l’ère des Tamarades.

 

8 juin 18XX

La nécropole du Couchant est hérissée de mausolées dont certains demeurent dans un état de conservation exceptionnel. Celui où résident Iris et ses grands cousins a conservé sa coupole à étages. En revanche, il ne comporte aucune inscription ni décor sculpté, ce qui confirme mes recherches antérieures : les tombeaux non-royaux étaient ornés de somptueuses peintures murales mais n’avaient pas l’autorisation de scarifier la pierre sacrée, ni de leurs noms, ni d’un décor profane. […]

 

12 juin 18XX

[…] Ne subsistent donc à Kinra que les édifices publics : sanctuaires, mausolées, bains, portiques, places. Les statues de bronze qui les décoraient ont été emportées, fondues sans doute. Sur la place des Intersections, d’innombrables socles, podiums et piédestaux témoignent d’un foisonnement visuel difficile à imaginer aujourd’hui. Il suffirait d’évoquer nos villes contemporaines pour se le figurer : que deviendrait la place de l’Hôtel-de-Ville sans sa statue du Général de Borsend, sans le monument aux morts de la guerre de Crimée, sans le clocher recouvert de feuilles d’or, dépourvu de sa fontaine monumentale aux automates ?

[…]

Les oiseaux signalent encore ici les magnificences, et des envolées majestueuses précèdent souvent mon arrivée aux pieds des marches d’un temple ou d’un palais. En relevant les inscriptions qui ornent la façade du sanctuaire dit « aux tortues d’argent », j’ai même découvert plusieurs nids de lipsinn posés sur les corniches. Moi qui croyais ces oiseaux aux ailes orange et lapis-lazuli disparus depuis le siècle dernier, j’ai applaudi en silence le miracle, à la vue joyeuse des œufs irisés. […]

Je suis surprise de la bonne conservation des reliefs antiques et médiévaux. Coexistent ici, dans l’ancienne Kinra, les inscriptions

_paléo-kénarides [Ier siècle – IIIe siècle ap. un.]

_médio-kénarides [IIIe siècle – VIIe siècle ap. un.]

_néo-kénarides (au VIIe siècle, Ûtar III [631-658-680 ap. un.] réforme la langue et l’alphabet. Il met en place un système qui perdura jusqu’au XIVe siècle et sera à l’origine des plus belles calligraphies connues – jusqu’à ce que le lombavien ne s’impose définitivement au début du XVe siècle, sous l’impulsion de la dynastie Nissèv de Borsend).

 

19 juin 18XX

J’aime la poésie de l’ancienne langue kénaride. Diacritiques et déterminatifs – ces signes qui, sur ou sous un mot, une lettre, ajoutent une signification autrement obscure –, insufflent une force affective à mes transcriptions. Sous les noms propres, une barque simple ; sous les noms royaux, un gouvernail s’y ajoute. Au-dessus des noms de ville, de bâtiments officiels, une corde nouée qui signifie l’appartenance. On la retrouve sur les mots qui signalent un lien familial ou un lignage. Sous les verbes, un soc de charrue, cheminement du langage sur le sol, action ancrée dans le paysage. […]

Axel Sourisseau

Axel Sourisseau

Axel Sourisseau est né à Nantes en 1988. Il a étudié l'histoire de l'art et l'archéologie. Féru d'anthropologie, il sillonne grâce à l'écriture les liens complexes entre territoire, mythe et mémoire. Il a publié deux recueils de poésie aux éditions de La Crypte, "Le ravin aux ritournelles" (2018) et "catafalques" (2020).

    Voir tous ses articles

    Laisser un Commentaire

    Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.