Quand vous composez, comment cela se passe-t-il, Núria Giménez-Comas ?

Je peux essayer de le montrer, Pierre, en prenant une œuvre sur laquelle je travaille actuellement.

C’est une musique pour une pièce de théâtre d’Anja Hilling, une auteure allemande : Nostalgie 2175*. Elle est mise en scène par Anne Monfort et sera jouée à partir de janvier 2022. Il y aura deux versions de la pièce, l’une destinée à être jouée par des acteurs devant un public, l’autre destinée à être enregistrée et écoutée, soit dans un dispositif de hauts-parleurs installé dans des lieux comme les théâtres, soit au moyen de casques lors d’une diffusion sur ordinateur, par exemple dans une bibliothèque.

A l’origine donc…

En 2019, après la naissance de mon fils, j’avais commencé à écrire une pièce de musique pour orchestre sur la lumière. Je trouvais, en effet, que la musique contemporaine est souvent perçue comme créant un univers sombre ou angoissant, et j’avais envie d’écrire quelque chose de lumineux, d’écrire sur le son de la lumière ou si vous voulez sur la lumière comme sons.

Quelques mois plus tard, l’IRCAM m’a mise en relation avec Anne Monfort qui m’a proposé de travailler sur Nostalgie 2175. Cette pièce dans laquelle la lumière ou plus exactement le soleil a explosé et où le monde se trouve plongé dans l’obscurité, raconte une histoire d’amour et de naissance, pleine de risques et de menaces, mais aussi avec des moments très poétiques. Cette histoire rassemblait plusieurs des thèmes que j’avais envie de traiter en musique à ce moment-là. J’ai donc eu envie de faire ce travail, dans lequel j’ai d’ailleurs réutilisé, en les retravaillant électroniquement, quelques notes de mon œuvre pour orchestre. C’était pour un passage «romantique».

Comment vous y êtes-vous prise, Núria  ?

J’ai lu la pièce en prenant des notes dans les marges et sur des feuilles. Par moments, à la lecture de certains passages, j’entendais distinctement des sons dans ma tête.

Pour le personnage de la femme, l’idée m’est venue d’un instrument réel, la flûte, dont le son très pur s’accorde avec elle. De plus, elle parle à un moment de flûte enchantée. Pour Taschko, l’homme qu’elle aime et qui à la suite d’un événement a dû recevoir une peau artificielle, j’ai choisi un violon virtuel assez grinçant. Le frottement de l’archet sur les cordes me faisaient, en effet, penser à l’irritation et aux démangeaisons de sa peau naturelle, et la virtualité du violon renvoie au caractère synthétique de sa nouvelle peau. De plus, Taschko peint sur des peaux mortes des images de film qui lui ont plu, c’est son métier, il est « dermoplaste » et décore des appartements. Pour ces moments-là, j’ai emprunté aux musiques de ces films quelques éléments que j’ai retravaillés et montés.

Et pour la lumière ?

Pour la lumière, celle d’une usine, j’ai enregistré les bruits émis par un éclairage au néon et je les ai retravaillés électroniquement afin d’en faire le son de la lumière. Les sons sont ainsi de différentes origines : morceaux que j’ai composés pour des instruments réels ou virtuels, sons que j’ai enregistrés et remodelés, montages de citations. Il y a aussi des bruits empruntés à des banques de sons et retravaillés.

Mais pour organiser tout cela, comment faites-vous ?

Eh bien, les notes que j’ai prises au fur et à mesure de mes lectures me conduisent à faire un schéma global qui s’étend sur cinq-six pages de format A4 et qui est un résumé du texte fait en vue de l’œuvre à composer. Ce schéma superpose des repères qui balisent l’ensemble du texte (sous forme de citations généralement entre guillemets), et, des idées musicales à réaliser (généralement entre parenthèses) : bruits de pas, de voix ; synthèse aiguë ; rugosité des instruments ; transition ; accords etc. Bien sûr, ces idées musicales à ce stade restent vagues. Alors, ensuite, je reprends chaque portion de ce résumé et je les précise, ce qui me conduit à de nouveaux schémas et ainsi de suite. C’est à ce moment où je rentre dans les détails que je commence à réaliser et à monter des sons. C’est donc à ce moment-là que l’œuvre commence à prendre son corps sonore, à exister.

*éditions théâtrales 2020.

 

Nuria Giménez-Comas

Nuria Giménez-Comas

Née en 1980 à Barcelone, Núria Giménez Comas étudie le piano et les mathématiques avant de se diriger vers la composition en 2006. Ce choix la conduit à se former auprès de créateurs tels que Helmut Lachenmann, Michaël Lévinas ou Kaija Saariaho, et à intégrer un programme de recherche artistique à l'IRCAM à Paris en 2010. Elle compose de la musique instrumentale et électroacoustique et travaille volontiers avec des écrivains et des vidéastes.

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    2 Commentaires

    • Ariane Beth dit :

      Entrer ainsi dans la genèse d’une création me paraît fort éclairant. Détailler le processus (voire les procédures) de la création enlève peut être une certaine magie, en réduisant « l’évidence » de l’oeuvre. Mais approcher la méthode d’un travail est un plaisir aussi, où la satisfaction de l’intelligence vient s’ajouter à celle de la sensibilité. Comprendre un peu ce qu’on serait bien incapable de produire, c’est magique aussi pour moi …

    • Laure-Anne dit :

      Cette description du processus de création, en coalescence mais au service d’une autre création, l’écriture théâtrale, est très intéressante, en effet. Où l’on voit bien que le spectacle vivant est un travail à la fois humble où on ne pioche dans le moi que matière à donner sève et sens à la globalité de l’oeuvre, où les gestes intellectuels ou sensibles sont aussi des gestes de « petites mains », et exigeant, car il faut être (mutuellement) à la hauteur des efforts et de l’imaginaire de l’autre, sans renoncer à l’enrichir du sien.
      Elle donne envie d’y aller voir…

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