Les Forêts qui chantent :

UN SOUVENIR D’ENFANCE DE TITIEN

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« J’avais à peine sept ans.

« L’homme était monté de la plaine jusqu’à notre bourg de Pieve di Cadore, il s’était installé dans l’unique auberge, en face de notre maison. Il parlait tout seul, parfois, il riait, souvent, il chantait, tout le temps, cet homme singulier. Il levait sans arrêt la tête, à croire que seul l’intéressait le déchiffrement du ciel ‒ il faut reconnaître que dans nos Alpes, il est toujours encombré, le ciel : de nuages, de montagnes, d’âmes en peine ou d’oiseaux. On aurait juré qu’il y entendait des sons, peut-être une harmonie.

« Après trois ou quatre jours où il disparaissait mystérieusement chaque après-midi dans la nature, vers les hauteurs, il était entré dans la pièce où officiait Gregorio mon père sans se faire annoncer, tandis que ma mère surveillait aux cuisines les préparatifs du repas et que moi je jouais entre les pieds de la table. L’Ave Maria sonnait comme il passait la porte courbant l’échine pour éviter de se cogner au linteau. Tout de suite il avait apostrophé mon père. Monsieur le conseiller, monsieur l’inspecteur des mines, monsieur le capitaine de la police, monsieur le personnage important, je souhaite acheter ce pan de forêt, là, dans la montagne, sur ce versant que vous voyez, et entraînant mon père devant la fenêtre, il lui avait montré le paysage cadré par la balustrade et les poteaux du balcon : la montagne, le versant, et puis ce pan de forêt, là, dans la montagne, que du haut de mes sept ans je ne pouvais pas voir, car le toit de l’auberge, en face, me le cachait. Autour du village il n’y avait que ça, de la montagne et de la forêt, du ciel au-dessus. Alors, pourquoi ce pan plutôt qu’un autre ? avait demandé mon père, conseiller donc homme pratique, et l’homme un peu fou lui avait répliqué qu’il n’avait qu’à l’escorter demain, au lever du jour : il lui expliquerait sur place pourquoi ce pan plutôt qu’un autre.

« Mon père, amusé, a accepté, et m’a autorisé à les accompagner. L’homme qui était monté de la plaine est venu nous chercher alors que la nuit s’approfondissait, tout en noircissant, comme la conscience des hommes chargés de péchés. Nous l’avions entendu approcher car il chantait à tue-tête, nonobstant l’heure, tandis qu’il traversait la rue depuis son auberge, ensuite son pas sonnant sur les marches de l’escalier en bois qui menait au balcon. C’était l’automne, il y aura bientôt soixante-quatre ans, peu à peu le froid de l’aube commençait à nous transpercer, tandis qu’une légère brise dégringolait depuis les cimes, et la terre sentait l’humus, les feuilles mortes, les champignons, les récentes pluies, le bois en décomposition, fort. L’homme nous précédait, à croire que c’était lui et non nous le familier de ces sous-bois, il marchait allègrement, sans hésiter sur le chemin à suivre. Il continuait à chanter, moins puissamment cependant depuis que nous avions pénétré sous le couvert, comme s’il appréhendait de heurter les silences ancestraux, ou de froisser la lumière naissante, ou de chahuter les susceptibilités de créatures dont nous ignorions tout. Il fredonnait désormais, de temps en temps s’interrompait pour glisser un commentaire, ou se recueillir. Nous grimpions depuis deux bonnes heures, je fatiguais, le souffle commençait à me manquer, quand il s’est arrêté, a levé le nez en l’air. Je croyais qu’il cherchait à s’orienter en humant le vent, mais non : Nous y sommes, c’est là ! a-t-il claironné, désignant d’un cercle du bras la petite clairière baignée de lumière où nous abordions, avec les arbres autour, et leur fût, et leurs frondaisons, avec les taillis, les souches et les herbes folles, avec le murmure des sources parmi la mousse, avec la pente. Il a martelé : C’est là !

« Mon père s’est retourné, a contemplé le paysage un instant, le menton dans la main, il a examiné la trouée par laquelle on apercevait les toits de notre village, en bas, il a jaugé, a reporté les yeux sur la clairière, puis grommelé quelque chose. Je n’ai pas entendu mais j’ai compris, malgré mes sept ans : cet endroit correspondait exactement à celui que l’homme avait désigné la veille, depuis la fenêtre de notre maison. J’étais ébloui. Comment avait-il fait pour se repérer avec tant de précision sans connaître notre pays ? Un chevreuil a jailli d’entre les halliers, a traversé la clairière en trois bonds, le sous-bois l’a avalé. La brise soupirait toujours, charriant le grelottement des cimes.

« Mon père a murmuré : Pourquoi ?

« L’homme de la plaine, qui s’était tu, a montré du bras les arbres, le faîte des arbres, c’était des épicéas, plus loin quelques érables mêlés d’une poignée de mélèzes, déjà jaunissants, et sans vraiment répondre, il s’est contenté de murmurer : Écoutez…

« Nous avons tendu l’oreille, nous n’avons d’abord rien perçu, sinon le silence de la forêt, qui procède de celui de la montagne, qui ressemble à celui de la nuit, qui se fond dans celui de l’amour. Ensuite, tout doucement, dans le plein jour qui s’installait, nous avons entendu : les arbres chantaient. Oui, les arbres chantaient !… Depuis leurs feuillages les plus hauts jusqu’à leurs racines les plus enfouies, les arbres chantaient de tout leur bois. C’était une musique indicible, une musique ineffable, que je ne connaissais pas parce que je ne connaissais aucune musique, hors celle de l’office, à la parrochiale. C’était une mélodie céleste.

« L’homme ne bougeait plus, il faisait comme nous, avec le même ravissement : il écoutait les arbres chanter. Des herbes mouillées par la rosée montaient les dernières vapeurs de l’aurore ; entre les feuilles, les rais du soleil glissaient en oblique, dorés et soyeux comme la peau d’une femme ; au-dessus d’un bosquet de bouleaux, un lointain sommet, vers l’ouest, couvert d’une première neige, se parait de teintes de roses et d’orangés. Et les arbres chantaient.

« Peu à peu la musique s’est éteinte. Lorsque le silence est revenu, où se sont aussitôt engouffrés les mille bruits ordinaires de la forêt d’automne, en montagne, que dominaient les escapades d’un torrent dévalant un versant de rocher en rocher, nous laissant désemparés, comme dépouillés de nous-mêmes, l’homme a expliqué à mon père que dans la ville où il vivait, quelque part au milieu de la plaine avec son fleuve, il fabriquait des instruments de musique : luths, mandolines, guitares, violes… Pour choisir le bois dans lequel il allait les faire, il opérait toujours ainsi, repérant dans la montagne les arbres qui chantent, car ceux-là seuls produisent les meilleurs bois, pour la meilleure sonorité des instruments à cordes. Pour la plus belle musique.

« Mon père, inspecteur des mines donc homme pratique, lui a déclaré : Monsieur le luthier, monsieur le faiseur d’instruments et de miracles, sans doute la Providence a-t-elle guidé vos pas jusque chez nous… car figurez-vous que cet arpent de forêt que vous souhaitez acquérir, où nous nous trouvons et où chantent les arbres, cet arpent m’appartient ! À condition que vous en fabriquiez les plus merveilleux instruments du monde, je vous l’offre !

« Dès lors, j’ai reconnu que la musique ne relevait pas seulement des hommes et de la terre, mais d’abord des anges et du ciel, et me suis juré que plus tard, je serais musicien.

« Je ne le suis pas devenu.

« Longtemps, j’ai cru que cela s’expliquait par l’absence de forêts dans la lagune. Je me trompais. À Venise, ce sont les églises qui chantent, et les arbres sont leurs colonnes et leurs piliers.

« Je suis devenu peintre : à cause de la lumière de cette aube lointaine, dans les forêts qui chantent, la lumière qui s’accordait si magiquement à la musique. À cause des couleurs de l’automne, qui l’accompagnaient. Depuis toujours, c’est ce jour de mon enfance que je cherche à restituer dans mes tableaux. »

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(Photo © Maheut Bolard-Veyretout)

Laurent Bolard

Laurent Bolard

Historien de l'Art, historien, spécialiste de l'Italie des temps modernes (XVe-XVIIIe siècles). Auteur de quelques ouvrages (éditions Fayard, Les Belles Lettres et Hazan), ainsi que d'un nombre conséquent d'articles et de communications.

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