La Compagnie des Dramaticules a été fondée il y a une vingtaine d’années par Jérémie Le Louët et Noémie Guedj. Elle aime mêler dans son travail les tons et les genres : le grandiloquent et le trivial, la tradition et l’expérimentation, la tragédie et la parodie. Elle a déjà monté, entre autres, Ubu Roi, Richard III, Macbett de Ionesco et Don Quichotte, d’après le roman de Cervantès.
P. H.-Sc.
Hamlet aujourd’hui ? Mais pourquoi donc ?
Jérémie Le Louët
Il y a une réplique célèbre de la pièce, qui est déterminante pour moi et peut être un élément de réponse : « Il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark. » (Hamlet, acte I, scène 4, Marcellus). Nous-mêmes, comment voyons-nous notre monde ? Avec sévérité et désenchantement. Beaucoup d’entre nous se disent comme Marcellus : « Il y a quelque chose de pourri dans le monde dans lequel nous vivons. »
Entre Hamlet et nous, curieusement, malgré la distance des siècles, il y a une communauté de ressenti, et celle-ci constitue l’actualité de la pièce au XXIe siècle. Pourquoi donc Hamlet aujourd’hui ? Mais, parce que, d’une certaine manière, Hamlet est d’aujourd’hui.
P. H.-Sc.
Comment vous y êtes-vous pris ? Parce que Hamlet, tout de même, ce n’est pas une pièce qui a été rarement jouée… Vous êtes-vous intéressé à ce qu’avaient fait les autres, ou avez-vous préféré vous boucher les yeux et les oreilles pour rester libre?
Jérémie Le Louët
Me rendre sourd et aveugle ? Non, je ne l’ai pas envisagé, d’ailleurs, était-ce vraiment possible ? Certes, tout ce qu’ont fait les autres jusqu’à nous, peut être vécu comme une masse obstruante, comme une prison, car toutes leurs trouvailles ne pourront plus être les nôtres. Mais cela, c’est la situation de tout créateur, non seulement aujourd’hui mais depuis bien longtemps : La Bruyère l’a décrite dès le XVIIe siècle « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » (La Bruyère, Les Caractères, Des ouvrages de l’esprit, 1). Mais en écrivant cela, La Bruyère, par le fait même qu’il l’écrive, nous enseigne que cela ne doit pourtant pas nous empêcher de créer.
Donc, non ! je ne me suis pas bouché les yeux et les oreilles. Bien au contraire, j’ai lu et regardé tout ce que j’ai pu trouver : des morceaux de la Geste des Danois écrite en latin au tout début du XIIIe siècle par un moine connu sous le nom de Saxo Grammaticus au film de Laurence Olivier, qu’il tourna en 1948…
P. H.-Sc.
Est-ce la raison pour laquelle vous vous êtes fait les cheveux de ce blond si… blond ?
Jérémie Le Louët
(Sourire) C’est un clin d’oeil-hommage un peu moqueur, si j’ose dire, à Laurence Olivier, qui a incarné un Hamlet noble, sérieux et cérébral. Son interprétation, que nous pouvons connaître encore aujourd’hui parce qu’il a fait un film de la pièce, est regardée comme une référence dans l’histoire du théâtre.
Je lui préfère, toutefois, celle de l’italien Carmelo Bene dans un film intitulé Un Hamlet de moins en 1972, dont le titre est emprunté à un texte de Jules Laforgue*. En effet, Carmelo Bene ne part pas de l’œuvre shakespearienne mais d’un récit en prose écrit par Laforgue, qui est une parodie. Bene part de ce texte pour inventer un monde tragique et orgiaque qui baigne dans la bouffonnerie et l’onirisme. Faire un Hamlet de moins**, et non de plus, c’est une belle trouvaille!
Mais, j’ai lu aussi quantité d’études sur la pièce, ou en relation avec elle, comme l’analyse de Freud intitulée Dostoïevski et le parricide, qui date de 1928, bref, j’ai dévoré toute une bibliothèque comme si j’allais écrire une thèse…
P. H.-Sc.
Mais n’est-ce pas paralysant ?
Jérémie Le Louët
Non… en fait, tout dépend comment vous prenez les choses. Si vous prenez ce que vous lisez et voyez, comme des leçons qui vous apprendront quoi faire, vous êtes perdu. En revanche, si vous regardez cela comme des matériaux que vous êtes libre d’utiliser ou non, que vous pouvez trier, transformer, recycler, cela vous permet de trouver vos idées. Vos inspirations ne se trouveront pas toutes faites dans le savoir que vous aurez constitué sur la pièce, mais en partant de ce savoir, vous accéderez à des idées qui ne s’y trouvent pas : vos idées justement…
P. H.-Sc.
C’est une leçon de création que vous nous donnez là…
Jérémie Le Louët
Oh… chacun fait comme il peut. Cette situation de l’homme de théâtre face à la tradition théâtrale, face au passé du théâtre, face à ses fantômes, c’est celle aussi d’Hamlet face au fantôme de son père qui l’appelle à agir : le passé apparaît à la fois comme une contrainte et un appel à l’action. Il faut donc réaliser une action qui soit en fidélité avec le passé mais qui ait lieu dans un monde qui précisément est en rupture avec ce passé. C’est la situation de qui met en scène Hamlet aujourd’hui. Il faut alors inventer. Hamlet, d’ailleurs, n’accomplit pas un acte de vengeance héroïque comme le ferait un guerrier, mais il fait du théâtre : il écrit une scène qu’il donne à jouer, dans laquelle il représente l’assassinat de son père et il explique à l’acteur comment la jouer. Hamlet est lui-même un metteur en scène.
C’est sa trouvaille : le théâtre, comme lieu de la vérité et comme moyen de faire apparaître celle-ci dans le réel.
P. H.-Sc.
Et vous, Jérémie, quelle est votre trouvaille ?
Jérémie Le Louët
Oh, non… je n’ai pas cherché à faire une trouvaille. Je ne suis sans doute pas la personne la plus qualifiée pour répondre à cette question. Vous, dites-moi, qu’avez-vous trouvé d’original dans le spectacle ?
P. H.-Sc.
Pendant l’entrée des spectateurs, il y avait un personnage sur la scène qui s’agitait et parlait au public dans un micro, alors que nous étions quinze minutes avant l’heure prévue pour le début. Et un autre personnage circulait dans le public avec une caméra à l’épaule qui projetait des images de spectateurs sur l’écran de scène… En fait, la pièce avait déjà débuté.
Jérémie Le Louët
Oui. Parce que dans la vie, les choses sont déjà commencées, elles ne commencent pas quand vous arrivez, et si le personnage vous parle, et si vous voyez votre image sur l’écran de scène, c’est le signe que vous n’êtes pas seulement spectateur, mais que vous faites aussi partie de l’action, même si vous n’en avez pas envie. Et ainsi vous êtes dans la situation d’Hamlet, qui, par exemple, assiste comme vous au remariage de sa mère, et qui se trouve poussé par les circonstances à agir.
La mise en action, la mise dans l’action du public, ce n’est pas une trouvaille ! J’emprunte cette forme à la manière d’un brocanteur qui puiserait dans les archives, parce qu’elle me semble pertinente. Nous vivons dans un monde codifié. Une soirée au théâtre obéit à des règles, qui, bien qu’elles semblent évidentes, peuvent, et même doivent, être contestées. C’est une convention par exemple, que le public arrive avant que ne débute la pièce, que l’on éteigne la lumière et que le public se tienne immobile, inactif, silencieux, invisible tandis que les acteurs se montrent, gesticulent, se déplacent, parlent entre eux.
Mais dans cette pièce, je me suis efforcé de ne pas faire de distinction tranchée entre la scène et la salle, d’instaurer une sorte de confusion entre les acteurs et les spectateurs. Je crois que ce n’est pas gratuit, car cette confusion se trouve dans la pièce même d’Hamlet où les personnages s’appliquent à avoir l’air de ce qu’ils ne sont pas -Hamlet feint la folie, Claudius feint de déplorer la mort du roi qu’il a assassiné- et passent leur temps à s’observer, à se surveiller, à s’espionner les uns les autres. En somme, j’ai voulu en quelque sorte instaurer entre les spectateurs et les acteurs le rapport qui existe entre les personnages de la tragédie. C’était sans doute déjà le cas au Globe***.
Et le public se retrouve aussi dans la place du peuple, celui qui s’est pressé dans la rue pour voir passer le prince Harry et Meghan Markle lors de leurs noces. C’est une manière à la fois de m’adresser aux jeunes spectateurs, et de rendre manifeste, palpable l’essence du théâtre qui consiste à faire se rencontrer un public de tous âges, toutes générations confondues, et des acteurs qui sont de chair et d’os. Le théâtre est une rencontre, peut-être apparemment confuse, peut-être tumultueuse, mais vivante et irremplaçable, entre humains.
*Dans ce récit, Hamlet trouve beaucoup de plaisir à écrire la pièce pour dénoncer l’assassinat de son père et décide finalement de devenir un dramaturge célèbre, comme Shakespeare, en somme. Mais, ayant pris la fuite avec l’actrice principale, il est tué par Laërte en cours de route…
** Comprendre que, dans cette perspective, Hamlet représente un certain type de jeune homme, et que sa mort -un Hamlet de moins- n’a aucune incidence sur la marche du monde, car, de toute façon, d’autres Hamlet viendront.
*** Le Globe Theater fut construit à la fin du XVIe siècle. Shakespeare y donna nombre de ses pièces. Détruit au milieu du XVIIe siècle, il fut reconstruit en 1996.
Très intéressant sur la genèse d’une création, son rapport au déjà-fait, la mise en jeu de l’intertextualité qui fait du neuf avec le précédent. C’est vrai que dans Hamlet il y a tant de choses (et pas pourries du tout). Bref ça donne envie de voir cette mise en scène !
En effet ! Et même si se pose de façon de plus en plus aiguë la vitesse de mobilité des conventions… Car c’est de plus en plus qu’on utilise la rétrovidéo dans les spectacles, de plus en plus que les acteurs sont déjà en scène occupés à quelque action d’acteur ou de personnage, que le temple de la scène s’est à nouveau étendu à la salle, de moins en moins que les metteurs en scène mettent en oeuvre la vieille convention scène et salle… et cela sera jusqu’à ce que cette approche devienne si normale qu’elle en soit à son tour insignifiante ou que le spectateur fréquent en soit mithridatisé ou agacé… il est clair que le théâtre qui a si peu de moyens face au cinéma, même s’il lui emprunte de plus en plus en les détournant quelques tours de magie, doit requestionner sans fin son rapport au spectateur ici et maintenant, pour l’inclure et lui donner raison dans sa chair de sa présence à la chair que les acteurs prêtent aux mots pour que l’humain vivant circule…pour réinventer le sacré de cette rencontre entre les chairs, les voix, et les soucis du présent, avec l’anachronisme des mots passés ou l’uchronie générale des mots écrits pour la scène, afin de changer un peu quelque chose de chaque conscience en jeu, on a besoin de se chercher à travers des rituels presque amoureux, donc des conventions qui doivent rester signifiantes… le défi d’une mise en scène, c’est peut-être d’installer un équilibre entre une ferveur et des dispositifs unifiant spectateurs et acteurs, et la nécessaire distance, qu’installe la convention bien gérée, avec la fusion consensuelle (je ne parle pas que de la chose brechtienne), pour laisser aux mots leur étrangeté de langue sans les trafiquer, leur virtualité de joie et de chagrin, d’humanité à inventer ; car c’est cela que nous emportons, et qui peut le mieux, il me semble, germer à petit bruit en nous plus tard. Cela implique certes qu’il y ait quelque part des mots et une langue.
Je le reconnais, je ne fais pas la part très belle à la seule écriture scénique sans texte. Pour moi ça peut être intéressant à regarder, mais souvent pauvre, ballotté entre la réussite esthétique, l’expérience de labo, ou la démonstration didactique.Immense défi donc, mais vive Hamlet et les pièces inmontables mille fois montées, et merci à ceux qui s’y collent avec courage, sérieux, respect et liberté, car elles demandent et donnent beaucoup à toutes les parties prenantes, au sens le plus fort, comme la poésie.
Et bravo aux créateurs qui peuvent le réussir un tant soit peu, car c’est déjà beaucoup, et aux spectateurs qui peuvent à la sortie, peu à peu libres du plongeon théâtral commun, être habités par d’autres vies que la leur et se tourner vers elles.
J’ai beaucoup digressé, veuillez m’excuser. Car longtemps le théâtre m’a tenu à coeur.