« Comment l’homme agit avec l’homme, nous le voyons par exemple dans l’esclavage des nègres, dont le but final est de nous procurer le sucre et le café. Mais il n’est pas besoin d’aller si loin ; entrer à l’âge de cinq ans dans une filature, ou toute autre fabrique, et, depuis ce moment, rester assis là chaque jour dix heures, puis douze, enfin quatorze, à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s’appelle acheter cher le plaisir de respirer. »
Schopenhauer (Le monde comme volonté et comme représentation)
Marx, sors de ce porc-épic !
Arthur est né dans une famille aisée, disposant d’un bon capital social, à la fois matériel, culturel, relationnel. Mais il n’a pas pour autant ignoré le monde d’en bas. Cet aperçu des filatures, il a pu l’avoir lors d’un voyage en Angleterre.
Les travers de ses contemporains ont nourri sa misanthropie, on l’a vu la dernière fois. Mais apparaît ici sa compassion à l’égard des humains, lorsqu’ils sont réduits à l’état de bêtes de somme.
Les deux se répondent. De la même façon que son usage de l’insulte peut sonner comme un appel paradoxal à l’humanité (cf 7/15), sa misanthropie vaut surtout pour les hommes indignes de ce nom, tels les exploiteurs visés ci-dessus.
« La vérité, la voici : nous devons être misérables, et nous le sommes. Et la source principale des maux les plus graves qui atteignent l’homme, c’est l’homme lui-même : homo homini lupus. Pour qui embrasse du regard cette dernière vérité, le monde apparaît comme un enfer plus terrible que celui de Dante en ce que l’on doit y être le démon de l’autre. » (Le monde comme volonté et représentation)
L’enfer c’est les autres, oui oui on sait. Mais faut pas exagérer non plus. Pas tous les autres, pas tout le temps. Tu vois encore les choses en noir …
« On se récrie sur le caractère mélancolique et désespéré de ma philosophie. Cela provient simplement de ce que, au lieu d’imaginer un enfer futur comme équivalent des péchés des hommes, j’ai montré que, là où le péché existe dans le monde, il y a déjà aussi quelque chose d’infernal. » (Parerga et paralipomena)
Un roi sans divertissement est un homme plein de misère, certes, mais de cette misère il peut s’arranger (cf 8/15), il en reste le roi. Au fond ce n’est jamais qu’entre soi et soi.
Bref la métaphysique ça ne mange pas de pain.
Contrairement à l’homme concret et déchiré (dit Marx), dont toute la misère vient de ce que d’autres hommes peuvent le priver de pain, de liberté, de dignité.
Image par elizadiamonds de Pixabay
Le voilà donc sensible, le porc-épic, en colère pour autrui, et puissamment décentré !
Mais le péché qui crée l’enfer sur terre, ce n’est pas si métaphysique que ça, il me semble. Le moraliste n’est jamais loin derrière le péché, et, même si on n’imagine pas Arthur espérer un paradis sur terre, décrire les conditions de l’enfer est en effet une invitation aux humains à réfléchir sur leurs actes, c’est bien une morale qui s’appuie sur une métaphysique qui n’est pas méta. Et en effet, Marx n’est pas loin. Même si je risque de me faire lapider comme ignare ou hérétique en traitant Marx de moraliste à son corpus défendant, je ne suis pas si sûre que derrière Marx il n’y ait pas quelque chose de l’ordre d’une rédemption de la société, d’une foi en une sorte de Paradis à la force des poignets, d’où les excès théocratiques de qqs uns de ses peu reluisants successeurs.
NB : Homo homini lupus a été traité ce matin dans Les chemins de la philosophie D’Adèle Van Reeth sur FC comme un lieu commun contresens de l’histoire de la philosophie. C’est tout à fait en lien avec ton propos, et celui d’Arthur. Si on considère en effet que ce constat se trouve dans le De cive, on réalise qu’il ne s’agit en effet pas d’une maxime métaphysique sur l’humain naturellement bestial, mais sur l’homme social et civique, et ceux qui le représentent et une réflexion sur la guerre menée par l’humain incarné par sa représentation politique. Mais pê n’ai-je écouté que d’une oreille, et encore de la mauvaise…
Je pense que nous serons lapidées ensemble, car j’analyse de la même façon que toi la philosophie marxiste et les errances destructrices de certains de ses adeptes (et déjà Lénine). Des perversions sans doute d’une belle idée, mais de fait le ver idéaliste était d’emblée dans le fruit éthique …
Et que la question soit celle de l’organisation de la meute plutôt que de la nature du loup : d’accord aussi.
Tout ceci me renvoie encore à Spinoza : sans le travail constant d’équilibrage entre l’animositas et la generositas, la société fonctionne mal, voire se délite. A chaque époque les formes de perversion de cet équilibre.
Ce qui du coup me renvoie aussi, de façon plus actuelle, à ma dernière lecture : « Le règne de l’individu tyran » (Eric Sadin, Grasset 2020) . Une analyse fort éclairante que je recommande chaudement.