« Dernièrement que je me retirai chez moi (…) il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi (…)

Mais je trouve qu’au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus d’affaire à soi-même, qu’il n’en prenait pour autrui ; et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle*, espérant avec le temps lui faire honte à lui-même. »

(Montaigne Essais I,8 De l’oisiveté)

Ce passage exprime magnifiquement le génie des Essais, leur caractéristique profonde. Ils ne sont pas le discours d’un philosophe rassis en soi, mais l’archivage, au fil de la plume, sans ordre et sans propos, de ce qu’on ne peut pas vraiment (ou pas toujours) nommer pensées, mais bien plutôt chimères, inepties, étrangetés. Autrement dit des choses qui ne ressemblent à rien, n’entrent pas dans des cases connues, ne sont pas estampillables « made in pure philosophie ».

Or, là est le retournement fondamental, Montaigne comprend que faire une vraie place à tout ça plutôt que l’expulser ou le mettre de côté, est un mode philosophique pertinent, plus en tous cas que le mode pédantesque (donneur de leçons) objet de sa constante ironie.

Davantage, il va constater qu’ainsi faisant il en rencontre une, de philosophie homologuée, le scepticisme.

« Je vois les philosophes pyrrhoniens** qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler ; car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que, quand ils disent « je doute », on les tient incontinent à la gorge pour leur faire avouer qu’au moins assurent et savent-ils cela, qu’ils doutent (…) Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation « Que sais-je ? » comme je porte à la devise d’une balance. » (II,12 Apologie de Raimond Sebon)

(Oui, la balance assortie de la devise Que sais-je est vraiment le blason non de Montaigne mais de Monsieur des Essais)

Un nouveau langage, une nouvelle manière de parler, d’écrire et de penser, Montaigne élabore les siens au fil des Essais. Sous la garantie d’un scepticisme accommodé à sa sauce personnelle, essentiellement fantaisiste.

« Si philosopher c’est douter, comme ils (= les sceptiques) disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. » (II,3 Coutume de l’île de Cea)

*Les noter, les archiver, en faire la liste.

**Pyrrhon d’Élis (365-275 avt JC) est le fondateur du courant sceptique, théorisé ensuite plus complètement par Sextus Empiricus (200-250 ap JC). C’est Sextus que lit Montaigne.

Crédit image : Josse/Leemage/AFP

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