le deuil comme mâcher une éponge

 

de la vie exubérante et bornée

dans la boîte ronde du crâne
il y avait de la vie exubérante et bornée
qui appuyait
elle appuyait
appuyait

appuyait
elle appuyait
de la vie qui appuyait jusqu’à devenir de la mort

elle croissait
se multipliait
et s’étendait
elle appuyait

on l’avait déjà connue avant
elle revenait pour appuyer
rien d’autre qu’appuyer

elle s’infiltrait
elle comprimait
elle ne voulait rien savoir
elle ne s’arrêterait pas d’appuyer

c’était de l’eau
c’était de la mousse

c’était de la moisissure
c’était des champignons

elle proliférait

c’était la vie des marécages
et la vie du fond de l’univers
elle était là pour appuyer pour trouer la matière
en appuyant

c’était de la vie noire
en expansion
et c’était comme le négatif de la vie

elle donnait à toute chose
un air étrange
faussé, tordu

elle déplaçait les objets immuables
elle renversait les cycles
elle s’insinuait dans le temps
elle ralentissait les gestes

elle disloquait les mots
elle éparpillait les souvenirs

pendant ce temps

il y avait dans la terre du ventre
dans la mer du ventre
dans la jungle du ventre
dans le marais du ventre
de la vie méthodique et déterminée

elle connaissait son chemin elle prenait
elle prenait
elle s’étendait

elle poussait
elle grandissait
elle élaborait

elle était délicate
mais déterminée
elle prenait
elle poussait

elle allait

elle avait une vision claire des choses
elle était organisée
elle savait où elle allait
elle modifiait les flux

et la distribution des forces

on pensait le contraire
mais l’une et l’autre allaient dans le même sens

l’organisation de la matière est importante

il y a une forme d’expansion de la vie qui s’appelle cancer
il y a une forme d’expansion de la vie qui s’appelle grossesse

.

un mouchoir de silence

ça n’a pas vraiment de sens au début

dans la chambre : plus là
dans le bureau : plus là
dans la cuisine : plus là
à table : plus là
devant la télé : plus là
dans le potager : plus là

je fais ma valise
l’insoutenable
c’est dans l’armoire
les vêtements du mort
si désolés
j’aurais dû les serrer contre moi
les consoler
mais je suis restée normale
j’ai refermé l’armoire
et pleuré aux moments les plus indiqués

on avait encore des montagnes dans le ventre
des neiges et des pierres hostiles
le passage d’un col à pied
et un bébé mort de froid

je suis dans les bouchons
ils brûlent mon grand-père
comment fait-on des cendres
à partir de la chair
comment brûle-t-on des os
avec quel feu

l’opération est courante
mais jamais vue
et ne s’imagine pas
néanmoins Google
sait de quoi il retourne

on avait encore un taudis dans le cœur
un quartier de planches et de tôle dans la boue
un grand trou à ordures où les enfants jouaient
on n’était pas malheureux

je suis dans le train
bloqué en gare
pour cause de divagations d’animaux
ils vont le répandre
dans un petit coin fait exprès
avec d’autres cendres d’autres gens
j’irai de temps en temps dans ce petit coin
avec une attention spéciale à la végétation

ma tête tombe dans l’allée
je la rattrape
on continue de dormir
dans les morceaux d’air clos

il devient un bruit blanc

dans certaines civilisations
les femmes en deuil
se rasaient la tête
moi je vais m’acheter un masque pour les cheveux secs
c’est le seul projet auquel je peux me tenir

au supermarché
l’alignement de ses boîtes de gâteaux préférés me tue
je passe à la caisse et je n’ai pas les mains
pour froisser et jeter à la poubelle
le monde de son absence

une fois
– il n’y voyait presque plus
il a pris une éponge
croyant que c’était un morceau de pain
il l’a portée à la bouche et a commencé à la mâcher
il a dit
il est bizarre ce pain

et maintenant le deuil
comme mâcher une éponge

le plus triste
c’est de ne pas être triste
la seule chose vraiment intolérable
c’est que rien n’est intolérable

je ne vois plus
que la somme des plis
qui faisaient son sourire

persistance rétinienne

un mouchoir de silence
à l’heure de partir
c’est son éternuement
qui résonne dans ma tête

les arbres sont beaux
à toutes les saisons
il n’y a pas de chemin
il faut marcher

.

enterrement dans un crâne

la procession avançait
dans un village en pente raide
entouré par des perles sur des fils de fer

avec des pierres lisses dans les poches
nous avons serpenté entre les chaises
le cercueil était posé sur un piano
en hommage, nous avons mangé du pain

le mort était dans l’assemblée
il parlait fort et il était mécontent
nous lui disions « chut, chut »
car nous voulions entendre l’oraison funèbre

.

.

.

(Photo Irina Iriser, Pexels)

Elise Mandelbaum

Elise Mandelbaum

Elise Mandelbaum écrit des poèmes sur les choses fragiles ou écrasantes, le café, la vaisselle, les oiseaux, le métro, le capitalisme, l’apocalypse, la légèreté de devenir poussière. Ses textes sont publiés dans les revues L’Autoroute de sable, Sœurs, Polysème, Burn août, Hélas. Les éditions 10 pages au carré ont fait paraître son poème narratif La vie normale des gens normaux à l’automne 2022.

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