LIRE
legere : recueillir, choisir, butiner, faire coexister ses bibliothèques en expansion
La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres
Stéphane Mallarmé Brise marine
Aucun homme n’aura le temps de lire ce livre durant sa vie
puisque ça fait environ cent millions d’années de lecture
pour un homme qui lirait huit heures par jour
Raymond Queneau Cent mille milliards de poèmes
Lire Oulipo Lire où ? depuis li pot Lire dans ces lieux que l’on nommait du temps du jeune Arthur des latrines : il pensait là tranquille et livrant ses narines (« Les poètes de sept ans ») Lire sur le lutrin d’Ikea le dernier livre commandé à Amazon (Horreur Non Ça Jamais !) Lire au lit comme le fait celui qui écrit ceci un peu désappointé Lire au nid douillet Brise marine de Stéphane Mallarmé Lire Colloque sentimental, dans le vieux parc solitaire et glacé Lire avec le spectre de Verlaine conversant toutes les nuits avec on ne sait qui Lire avec son institutrice préférée cette maîtresse mère qui nous apprit l’abécédaire Lire sur les lèvres de son papa l’occitan exempt de tout livre Lire cette ballade irlandaise d’un trouba toubadou troubadour Nougaro né à Toulouse (ô moun païs ô toulouseu ôtoulou ô toulouseu !) Lire assis sur un banc de Washington Square Washington Square d’Henry James inspiré (dit-on) d’Eugénie Grandet d’Honoré de Balzac Lire sur l’annuaire téléphonique des origines l’indicatif BALzac 001 Lire les mots égarés sur ses vieux cahiers d’écolier éternel Lire Tant de paroles échappées des ateliers de la douleur Lire du même Jean Tardieu cette voix sans personne qui écrit jour après nuit son pensum Lire heureux comme un pinson les lettres buissonnières adressées à Mimi Pinson Lire à sa fille Barbara il pleut sans cesse sur Brest Lire un livre ancien sous le bras le plus beau des poèmes en langue française écrit par ce monsieur de Kostrowitzky plus connu sous le nom de Guillaume Apollinaire Lire Marie celle du poème et celle (la vraie) que presque tout le monde a oublié Lire et regarder (car Marie Laurencin aussi peignait) son portrait de groupe (huile sur toile de 130×194 cm) où l’on peut voir « Apollinaire et ses ami.es » (en écriture inclusive) : Gertrude Stein, Fernande Olivier Apollinaire, Marguerite Gillot, Maurice Cremnitz, Picasso et mademoiselle Laurencin elle-même : Quand donc reviendrez-vous Marie ? Lire avec délice l’affaire du 21 décembre une histoire d’amour cocasse et merveilleuse écrite par Géo Norge dans un recueil intitulé le vin profond (mon ami Daniel G. me l’envoya par la poste alors que j’habitais l’« edificio Olimpo » à Caracas) Lire encore à sa vieille carcasse Roland Dubillard pour rire et Ronsard pour pleurer Lire sans masque et sans geste barrière en les mangeant et ruminant ses pages déchirées dans la plus grande bibliothèque de la chrétienté du siècle XIV Lire il nome della rosa en 7 chapitres qui voient se succéder 7 morts dont l’ordonnancement symbolique égare puis permet à l’enquêteur franciscain Guillaume de Baskerville de découvrir « le pot aux roses » Lire encore et toujours Mignonne allons voir si la rose Lire Demain dès l’aube hommage du père Hugo à sa fille Léopoldine cruellement noyée Et enfin s’en aller en titubant un petit peu et pour clore cette suite sans fin à l’enterrement d’une feuille morte qui comme chaque poète le sait au printemps est toute ressuscitée
LIRE est une épreuve
Lire est une épreuve de longue haleine et difficile.
Mais elle nous élève, nous hisse
et nous prépare au jour où nous n’aurons plus d’yeux
Lire évoque la lyre que l’on joue les yeux fermés
Lire est une musique aléatoire
Chaque lecteur essaie ses clefs
(différentes pour un même ouvrage
selon les âges de sa vie)
Lire un livre « doit être la hache qui brise la mer gelée en nous »
(Kafka dans une lettre à un ami rédigée en 1904)
Lire au lit sans personne comme étranger à soi
Lire ni temps perdu, ni temps retrouvé,
mais temps arrêté
Lire en dressant d’abord la liste de ce que n’est pas la lecture
Lire, par exemple, c’est s’oublier et se remémorer
Lire dans sa caverne c’est s’entendre dire
Tu es fou tu es folle
Lire c’est fréquenter « os mortos-vivos »
(les morts-vivants)
Lire Montaigne petit homme sur son petit cheval
Lire Proust ses feuillets de nuit en désordre sous le lit
Lire Michaux « face à ce qui se dérobe »
Lire Duras pas plus haute que trois pommes
Lire toute une nuit sans savoir ce que l’on lit
Lire dans un bus qui nous amène à l’École du Cinéma indien
près de Bombay
Lire une bombe noire sur la tête
Lire en faisant appel à la science d’un hypnologue
Lire en écrivant sur son ordi comme un chat
(pour ne pas réveiller à l’étage femme et enfants)
Lire en griffonnant ce texte avant de disparaître
Quel plaisir de lire sur la lyre d’autrui !
Lire délire Élire nos lyres Au hasard d’un accord Qui sonne ou qui dissone D’une oreille à l’autre D’un flux puis d’un jusant Merci à Laure-Anne Fillias-Bensussan