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dans une crêperie près de Beaubourg
l’un des serveurs a un regard très doux
il porte des lunettes nos yeux se rencontrent
j’ai cru voir quelque chose
pas besoin d’en savoir plus
juste une forme de soulagement
il a l’air gentil, je suis contente qu’il existe
comme cette jeune femme croisée dans la rue
elle a levé les yeux vers le ciel et
à ce moment précis je l’ai bien aimée j’ai vu naître sur ses lèvres un
petit sourire romantique

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dans le RER ils sont assis côte-à-côte
une paire d’écouteurs pour deux
elle se serre contre lui
sa jambe nue contre le jogging synthétique il a des chaussettes dans
ses sandales
ainsi qu’à sa cheville un bracelet électronique

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.à la gare je rencontre Rashka – c’est son surnom
en vérité il s’appelle Abdul-Rashid
nous discutons un petit moment
en anglais, chacun avec notre accent
et lorsqu’il parle son visage s’anime
regard doux comme de la laine
à peine sorti de l’adolescence
au fil de la discussion je vois qu’il sourit de plus en plus
il me dit qu’il est heureux de me parler et que ça lui redonne un peu de
joie – tant mieux – puis glisse des petites allusions, je me dis merde il
me drague ou quoi, il est tellement gentil et seul comment éviter ça
souvent dans ces situations je voudrais être un homme, pour échanger
normalement, ne pas assister à la naissance de ce petit sourire
mais lui je n’ai pas envie de lui en vouloir, avec ses 19 ans, nous
parlons dans le froid, c’est un beau moment, même s’il a les larmes
aux yeux quand notre conversation frôle tout ce qui est relié à la
douleur, à sa peur de n’être jamais personne, pas de papiers, pas de
formation, pas d’amis, pas de travail, alors vite j’essaye de dire autre
chose pour laisser à Rashka le choix de pleurer devant moi ou non il
est fier et dit WELL ANYWAY
avec aplomb et les yeux qui brillent
j’ai compris je souris doucement
envie de lui taper dans la main et d’être son pote
je lui propose un peu de thé

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toujours près de la gare je parlais avec quelqu’un prénommé
Mahmoud
il m’a dit vous avez quel âge
20 ans non ?
(on me pose souvent cette question)
j’ai dit non 27
il m’a dit c’est pareil
puis il a regardé dans le vide un petit moment
son visage était triste et tendre
20 ans
20 ans, ça passe comme un rêve
une bulle s’est formée autour de l’instant
l’idée que la vie passe comme un rêve
à la fois me plaît et me terrifie
je me suis sentie prisonnière d’une fleur de coton

 

*

 

ce matin j’ai pris le métro jusqu’à république car j’étais en retard
dans la rame il y avait le garçon du rêve
de mon rêve de la nuit précédente
je ne me souviens pas
je crois qu’il vendait des imprimantes ou des sacs dans une petite
boutique dans une rue qui n’existait pas tout près de mon appartement
qui lui était bien réel
je l’ai regardé
je n’étais pas certaine
je n’ai rien dit
il se peut que je sois un peu
mystique comme le sont les enfants
mais je garde quand même
cette image pour moi
au fond je suis certaine de l’avoir vu en rêve
et il paraît qu’il est impossible
de rêver de visages qui n’existent pas

 

*

 

tout en haut de la butte
je lis Senghor blottie contre l’écorce
d’un platane une branche
s’est détachée à mes pieds

puis un chien passe et s’appelle Basile

j’ai beaucoup de tendresse en moi

Camille Ruiz

Camille Ruiz

Camille Ruiz est née en 1991 et a grandi dans un petit village de la Drôme. Aujourd'hui installée au Brésil, elle écrit des journaux, des nouvelles, des chansons, de la musique pour un podcast de musique brésilienne. Certains de ses textes ont fait l'objet de publications en revue et son premier livre "Perdre Claire" sort aux éditions Publie.net en septembre 2021. https://camilleruiz.wordpress.com/

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    2 Commentaires

    • Ariane Beth dit :

      Oui, quelle tendresse, quel goût des autres, exprimé de façon d’autant plus touchante qu’elle est simple, factuelle. Appel à libérer la même ouverture en chacun. Pour moi c’est pas gagné, dois-je à la vérité de dire, mais bon de tels écrits peuvent en nourrir la force.

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Vous en avez, et vous savez la partager, non seulement dans votre recension de ces rencontres tendres, mais aussi dans votre manière d’écrire fluide, – eau fraîche, -sans garde-fou -un funambulesque, et en y touchant à peine -façon je caresse un pétale, et encore, en rêve…

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