Un jour, une amie très chère m’a dit : « le yoga, ce n’est pas pour moi ; le lâcher-prise, la perte de contrôle, tout ça … Moi qui, au contraire, … ».

« Tout ça » allait à l’encontre, je suppose, d’un long travail sur soi pour apprendre à réguler ses impulsions, à maîtriser des émotions trop vives, à accueillir avec respect la diversité et la complexité des situations et des hommes et des femmes qui les font.

Je n’ai pas pu en discuter avec elle. La phrase a été prononcée lors d’une de ces visios de confinement dont chacun a pu voir combien les limites techniques se répercutaient sur la qualité des échanges. Mais, depuis, je me demande quelle vulgarisation sommaire, quels mauvais enseignants peut-être, ont bien pu donner naissance à un tel contresens. Et, sans vouloir faire de prosélytisme (chacun a le droit de trouver sa voie en dehors de celle du yoga), je suis taraudée par le désir – le besoin – de partager en quoi le fameux lâcher-prise est au contraire l’aboutissement d’un remarquable contrôle de son corps, de son souffle et par là-même de son mental.

 

Je ne parlerai pas ici du contrôle et de la tonicité musculaires nécessaires à nombre de postures. Je parlerai uniquement du « contrôle du souffle », soit, en sanskrit, du pranayama – contrôle de ce souffle qui doit imperceptiblement précéder le geste, le déclencher et l’accompagner.

En début de séance, on se contente d’observer sa respiration, calme ou agitée, régulière ou pas, profonde ou pas. Sans jugement. Il se peut que ce temps de détente et de concentration installe la fameuse respiration ventrale du nourrisson. C’est une étape possible, ce n’est pas un objectif en soi. En revanche, les premiers mouvements et postures vont permettre d’installer ujjayi, une respiration par le nez rendue légèrement sonore par une petite fermeture de la glotte. Cette légère contraction au niveau de la gorge contribue au ralentissement du souffle, qui s’étire progressivement, sans effort. Plus le souffle s’allonge, plus le mouvement ralentit. Le contrôle peut s’exercer en comptant mentalement le nombre de secondes que durent l’inspire et l’expire, et en s’imposant quelques figures : par exemple la respiration rectangulaire où le temps de l’inspire est égal à celui de l’expire, chacune étant suivie d’une suspension du souffle égale à la moitié de ce temps, soit respectivement d’une rétention poumons pleins après l’inspire et d’une rétention poumons vides après l’expire.

L’inspire accompagne en principe l’ouverture du corps, et l’expire son repli. Mais l’expire accompagne aussi le relâchement, la décontraction et fait gagner en souplesse des articulations, là où l’inspire accompagne la tonicité des muscles. Geste et souffle sont en parfaite harmonie. L’esprit suit.

Une autre forme de contrôle porte sur le circuit de la circulation du souffle. Circuit physique d’abord, du ventre vers le bas de cage thoracique, puis jusqu’aux poumons, le haut de la poitrine, les clavicules. Circuit mental ensuite, puisqu’il est possible de diriger par la pensée son souffle le long de certaines parties du corps pour en évacuer les tensions. Ujjayi, le « souffle victorieux », selon l’étymologie reconnue à ce mot sanskrit.

 

Mais il est d’autres respirations, tout aussi contrôlées et puissantes.

* Kapalabbati, technique d’oxygénation intense et de nettoyage des conduits respiratoires aux effets énergisants, favorisant la clarté mentale et le calme intérieur. Cette respiration par le nez consiste en une série rapide de brusques expirations sous l’effet d’une contraction forte et rapide du diaphragme et d’inspirations réflexes. Sa pratique régulière aide – entre autres choses – au contrôle des émotions et des pensées obsessionnelles.

* Nadi Shuddi – ou respiration alternée – permet d’affiner à l’extrême l’entrée et la sortie de l’air par chacune des narines alternativement, grâce à un pincement du nez par le pouce et l’annulaire (index et majeur repliés). Inspirer par la narine droite et expirer par la gauche développe une énergie solaire, tandis que l’inverse – associé symboliquement au rayonnement lunaire – favorise l’apaisement des organes et donc l’endormissement. Là encore, on peut, de manière congruente, diriger mentalement l’inspire par la narine gauche le long du nerf parasympathique, qui ralentit les fonctions de notre organisme ou, a contrario, diriger l’inspire de la narine droite le long du nerf orthosympathique qui les stimule.

 

Contrôle du mouvement, contrôle de la posture, contrôle de l’équilibre, contrôle du souffle : où donc est le fameux lâcher-prise qui semble définir la pratique du yoga ? Y aurait-il tromperie sur la marchandise ?

Non. Le lâcher-prise, c’est la pierre philosophale née de la transmutation de la volonté de contrôle orientée vers d’autres cibles qu’à l’ordinaire, dans l’écoute et le respect de son corps et de ses limites. Sans jugement.

A la fin d’une séance de yoga, la phase – très importante – de repos et d’intégration de la séance permet de percevoir combien le souffle est devenu subtil, mais aussi combien la conscience de soi et de ce qui nous entoure est devenue à la fois aiguë et tranquille. Les perceptions et les pensées traversent l’esprit sans le perturber. Toutes, elles y trouvent leur place dans la hiérarchie de leur réelle importance. Le calme et la lucidité fondent la maîtrise retrouvée.

 

 

 

Sylvie Mellet

Sylvie Mellet

Retraitée du CNRS où je menais des recherches en linguistique, je consacre désormais une large part de mon temps au taï chi, au yoga, à la randonnée, à la lecture et l'écriture. J'aime marcher sur les chemins en étant à l'écoute des oiseaux, des arbres, du vent et de la lumière, de la vie de la nature et j'aime que les pas fassent naître des mots et que les mots rythment mes pas.

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    8 Commentaires

    • Sophie Chambon dit :

      Merci pour cette présentation simple et précise qui donne les meilleures clés pour s’intéresser et pourquoi pas? se laisser aller ( je n’ai pas dit « lâcher prise »😘) à une tentative de maîtrise du souffle. Car tout vient, part, revient à cela sans doute. Et rien n’est plus délicat et contre intuitif que cet apprentissage la respiration quand on a respiré à l’envers toute sa vie. D où l importance de ce texte qui décompose le(s) processus…. PRANAYAMA…. les figures viendront après…..

    • L-A FB dit :

      Chère Sylvie, oui ,c’est vraiment très intéressant ! mon commentaire étant long je le poste en plusieurs fois, car l’interface n’apprécie pas mon long blabla qui vise à préciser ce qui tourne autour du malaise que peut parfois susciter une certaine perception du yoga :

      Merci beaucoup, Sylvie, pour cet exposé limpide, nuancé, et convaincant. Non seulement il m’a donné envie d’essayer ou réessayer ces différentes respirations et leurs effets, dont j’ai un peu tâté, pour avoir utilisé certaines dans d’autres disciplines, mais encore il me permet de préciser ma pensée, et de débusquer quelques lièvres pas forcément sans intérêt qui gisent parfois sous le simplisme maladroit d’un jugement de conversation courante.

    • L-A FB dit :

      D’abord, ce qui me gêne dans ce que certains pratiquants réguliers du yoga est leur usage d’un langage ésotérique, qui crée une appartenance sacrée..
      Le souffle c’est la vie, donc c’est sacré, je ne le nie pas ; mais beaucoup d’adeptes en parlent avec une déférence religieuse qui me gêne.Pour aller plus loin que cette sensation, le fond d’ésotérisme qui est souvent servi en pack avec, me gêne aussi ; il est véhiculé par les mots sanskrits dont l’usage maintenu dans la pratique me paraît aussi « magique » que l’usage du latin que faisait autrefois la médecine, pour créer des « initiés », des « mystes » ; même si je comprends bien que le condensé du mot technique fait gagner du temps quand on conduit une séance, et que chaque sport ou discipline a les siens, pourquoi du moins ne sont-ils pas fabriqués avec des éléments de la langue commune à un lieu ? Une des raisons, m’objectera-t-on, est que certains mots évitent beaucoup de périphrases ; mais toute langue a sa souplesse et beaucoup de ressources en matière de fabrication lexicale.
      Je n’ignore pas que d’ailleurs c’est vrai pour beaucoup de pratiques importées… J’aime bien que l’anglo-saxonne boxe ait reçu ce -e très français, et j’aimais plus encore quand ça s’appelait la savate comme chez Tintin ! Avec les mots exotiques viennent un statut, une complicité de tribu…
      Mais du moins point d’aspiration métaphysique dans les prétentions de la plupart de ces fous de sport, de musique, etc…car je redoute toujours trop de ….dévotion. Mais certes, toute passion suscite ses rites de parole.

    • L-A FB dit :

      Et j’en viens donc à la religiosité de la chose, à laquelle beaucoup de yogalâtres semblent s’adonner volontiers, transformant parfois leurs maîtres, sans doute en dépit d’eux-mêmes, en gentils gourous.
      Si je veux en effet préciser d’où peut venir ma mauvaise perception, quant à moi, d’une certaine forme de lâcher-prise, je vois que le yoga a accompagné la grande vogue de la méditation, celle pour sortir de ses tunnels de pensée, ne plus souffrir des urgences, des petits vélos intérieurs, du stress, de la vanité du monde ; et les vendeurs de méditation présentent souvent comme un éden « le vide de l’esprit »…rien de tel que de respirer et se concentrer sur le vide. Le rectangle respiratoire semble parfois circonscrire thérapeutiquement un rien salvateur, n’appartenir à personne.
      Cela me dérange, et c’est bien différent de ce que tu as en effet bien clarifié, le « pranayama » comme un temps de conscience corporelle et une ascèse respiratoire dirigée qui pleinement m’appartient comme corps-sujet.
      Car je ne veux pas me fondre dans le grand tout vide, car je trouve, à contre-courant malgré moi, que le sujet conscient légué par l’Occident et désormais contesté est un bien précieux à sauver : il conditionne l’altérité et préserve de l’esprit de horde ou du panthéisme sacrificiel que l’on voit poindre chez les nouveaux « naturalistes ».
      La conscience du sujet n’empêche pas bien sûr de faire des conneries et de mésuser de soi et du monde. Je pense qu’elle limite quand même les dégâts. Mais ceci est une autre histoire qu’il faudrait mettre à l’épreuve de l’histoire. Oui, je veux rester un sujet conscient, quitte à me dépêtrer avec mes petits vélos quand il y en a, et oui, je veux garder mes affects et au besoin mes soucis, car si je me débarrasse des perceptions pénibles, je serai privée des belles et des bonnes. Oui, je veux le risque du je et de l’autre unique et potentiellement source de souffrance, et de joie, non fondu dans l’indistinct.

      Mais assurément, la dernière partie de ton exposé manifeste que le yoga est un bon chemin de conscience du corps, et de mise en ordre du bazar intérieur, si mise en ordre ne signifie pas grand nettoyage par le vide intellectuel et émotionnel, mais tri sélectif.
      Je vois d’ailleurs avec plaisir que les différentes disciplines que j’ai été amenée à pratiquer avec plus ou moins de rigueur, gym, sophrologie, danse, chant, théâtre, et maintenant Pilates, ont toutes utilement digéré de façon « laïque » bien des éléments de ce que tu décris, et dont la maîtrise détendue rend le corps, le sujet tout entier donc, plus libre et plus attentif aux sujets de son espèce, le laissant libre de ses propres métaphysiques.
      Merci encore de ce bel éclairage qui m’a permis d’approfondir où se trouvent mes propres objections !

    • Ariane Beth dit :

      Allez je rajoute mon grain de sel à cet article fort clair et utile, et aux pistes de débat apportées par Laure-Anne. Pour moi, dans ma pratique, le yoga est un exercice physique, une façon d’être vraiment présente à mon corps, à la « matérialité de moi » pour ainsi dire. Et je résiste aussi à la fusion « océanique » ou nirvanesque, ce genre de choses. Ma formation freudienne sans doute, et mon malaise devant les flouitudes plus ou moins jungiennes. Il me paraît plus utile pour soi et les autres d’analyser et d’organiser son mental, (pensée, affects), plutôt que de le vider (j’ai trop lu Spinoza sans doute).
      Il me semble en fait que j’utilise le yoga en thymo-régulateur personnel. Quand j’ai tendance à manquer d’énergie (physique ou psychique), il est l’appui d’un effort pour en retrouver un peu. Quand je suis tendue, envahie d’un survoltage toxique, ou que j’ai trop mal à mon vieux dos, il est l’appui du fameux lâcher-prise.
      Sur le langage je me rappelle que la prof avec qui j’ai appris le yoga, soucieuse précisément de ne pas verser dans l’ésotérisme abscons, nous traduisait toujours les noms, genre posture de l’arbre, de la montagne, du chien qui regarde en bas, du cadavre … Je trouvai ça utile et souvent très rigolo.

      • Sylvie dit :

        Oui, moi aussi, j’ai toujours eu la traduction des mots sanskrits. Donc ils ne m’ont pas paru si ésotériques que ça …
        J’aime beaucoup l’expression de « thymo-régulateur personnel ».

        Merci à la revue Fragile de permettre de tels échanges et merci pour tous vos commentaires, très enrichissants.

    • Michèle Monte dit :

      Personnellement, les termes sanskrits pour les respirations ne me gênent pas car ils désignent en un seul mot une pratique complexe dont Sylvie nous donne une bonne idée. À notre époque multilingue, quelques mots étrangers n’ont rien pour effrayer.
      Je pense aussi qu’il ne faut pas confondre yoga et New Age.
      La première étape du yoga, avant même les postures, c’est le « ne pas nuire », on est bien dans le rapport à autrui et à soi-même.

    • Jacqueline l'heveder dit :

      C’est tout à fait ça, je l’expérimente à chaque séance plus ou moins bien, merci de le dire -bien- aux lecteurs de Fragile.

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