Alma Thissim, archéologue dans l’ancienne cité de Kinra

Journal de fouilles (18XX-19XX), extraits choisis par Axel Sourisseau

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23 mai 18XX

Nori est un ami, désormais. Nous nous faisons confiance. Il me partage ses trouvailles, ses cachettes ; quant à moi je lui apprends l’histoire ancienne, comment on élabore le croquis d’un bâtiment et de ses inscriptions. Il vient souvent à la maison de fouilles ; quant à moi je rends régulièrement visite à ses parents, dans les chambres souterraines du fort. Des gens extrêmement modestes, des familles qui occupent chichement d’immenses salles voûtées et des couloirs obscurs, entre deux chasses aux oiseaux à l’extérieur. Elles fabriquent de magnifiques meubles en roseaux tressés qu’elles troquent ensuite avec les éleveurs de moutons de l’ancienne nécropole, contre de la viande et des habits d’hiver. Les soirs de veillée, les femmes boivent des grandes lampées d’eau-de-vie d’algue des marais et mâchent le Shèm, tandis que les hommes sirotent du vin d’épines noires. Les anciens & les anciennes racontent toutes les rumeurs étranges répandues par les ruines elles-mêmes – c’est ce qui est dit alors, tandis que le père de Nori anime un théâtre d’ombre à la lumière des lampes à huile.

Mon nouvel ami est un être étonnant, observateur et extrêmement précis dans ses gestes. Ses capacités de concentration dépassent les miennes et j’ai comme l’impression qu’un sage habite ses jeunes flancs. Son intérêt pour l’histoire de ces éboulis parmi lesquels il est né et a grandi, me rappelle ma propre passion pour les mythes lorsque j’avais son âge. On m’en raconte beaucoup ici, les habitants truffent leur quotidien de superstitions. Certaines révèlent sans doute des coutumes bien plus anciennes qu’on ne le croit. Ainsi, cette habitude de déposer un galet, les jours de grande pluie, au pied du sanctuaire hexagonal autrefois dédié aux divinités Bâlta (l’Argile féconde) et Fâlka (l’Eau première), couple mythique et androgyne souvent célébré dans les poèmes d’Ashûria – encore elle !

 

25 mai 18XX

Je me dois de révéler enfin dans ce journal mon désir secret, celui qui m’a fait tant batailler pour séjourner plusieurs mois aux confins du pays, parmi ces ruines étranges. Un rêve d’enfant, une ambition personnelle, une quête d’orgueil (je l’avoue ici) : retrouver le tombeau d’Amir Nissèv, le poète de la Nation, figure historique de notre fière République Fédérale Lombavienne. Localiser l’édifice serait un événement sans précédent. Pour être certain de son emplacement, il suffirait d’un morceau du linteau d’entrée, inscrit de la fameuse épitaphe – à quoi bon la répéter ici, sauf pour le plaisir qu’elle procure ? – « De vils vers me dévorent, mais ceux que j’ai écrit toujours vous nourriront ».

Je ne suis pas la première à tenter l’aventure ici, même si mes prédécesseurs n’étaient que de vulgaires chasseurs de trésors attirés par l’appât du gain, sans aucune rigueur scientifique ni aucune intuition. […] Le destin les a punis autant qu’ils le méritaient. L’un abîmé dans l’alcool des marais, le second emporté par la malaria, à deux pas de la Nécropole du Couchant.

 

28 mai 18XX

               diâsfudiln·èodè·rîtsīnnss-ibrīk·jib·

               dikûrann·kiûdinn·

               idīmûmri·kipulītīm·

               wûfi·dishurann·/

               difilnn·tèkisann·

               lirkî·dirīminn·sitânntt·

               fidījâr·grisèlânntt //

Voici la translittération du poème le plus connu d’Amir Nissèv (192 – 264 ap. un.), « diâsfûdiln » [Les asphodèles]. Un texte canonique qui a pu influencer Ashûria et ses fameux roseaux, cinq siècles plus tard. Si la vie de la poétesse est déjà très documentée pour l’époque, celle d’Amir Nissèv est exceptionnellement précise, depuis son enfance jusqu’à son succès à la cour et sa reconnaissance populaire. Même sa disgrâce, implacable, est consignée avec tristesse dans les chroniques contemporaines. Et pourtant, nul·le n’a jamais su les raisons exactes de sa chute, seuls des bruits de palais ont traversé les siècles. […]

Axel Sourisseau

Axel Sourisseau

Axel Sourisseau est né à Nantes en 1988. Il a étudié l'histoire de l'art et l'archéologie. Féru d'anthropologie, il sillonne grâce à l'écriture les liens complexes entre territoire, mythe et mémoire. Il a publié deux recueils de poésie aux éditions de La Crypte, "Le ravin aux ritournelles" (2018) et "catafalques" (2020).

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