Hier encore, j’ai été visitée. La fin du travail m’avait rendue au monde, j’étais assise sur un banc ombragé par un grand latanier rouge et j’assistais le soir dans sa chute. La ravine en bordure de laquelle je me situais retenait une ornière odorante, trempée de feuilles mortes et de fruits gâtés. Cette corbeille naturelle avait mêlé, aux senteurs des herbes macérées, la puanteur aigre de quelques letchis dévalés jusqu’à son ventre gras. Nous traversions l’heure où la lumière déclinante abat ses dorures coutumières aux frontons alentour, parfois aussi sur un morceau de tôle échappé ou sur une bretelle de lambrequins. Je savais que ma peau allait emprunter sa couleur à celle du sable pour une heure, peut-être deux, tandis qu’une peuplade de moustiques s’abreuvait écœurée d’un sang qui semblait avoir tourné comme du lait, enclos en ses propres veines.

Là, saoulée tranquillement de cet excès de vie, alanguie par la moiteur à mon tour, pareille à la plante grimpante rattrapée par un soudain instinct de mollesse, j’ai commencé à sentir l’énergie divine se déployer, familière, en moi. Une chaleur a infusé mes membres, de mes talons à ma ceinture, de ma taille à ma gorge, jusqu’à mon front enfin. J’ai accueilli et amplifié cette intuition autant que possible. À l’impression initiale de tiédeur s’est ajoutée une sensation de liquéfaction de plus en plus pressante et chargée de volupté. Comme chaque fois que je suis visitée, je me suis abandonnée volontiers à la convocation de la nature. Je sentais mon centre de gravité altérer sa pesanteur ; ma vue se troublait et se précisait successivement ; mes jambes assouplies accueillaient plus humblement le sol et, semblable à cette lumière du couchant de laquelle je partageais tout à coup la capacité de diffusion, je me sentais, vague après vague, ruisseler et m’évanouir.

Je peinais de plus en plus à situer ce buissonnement général où je me trouvais, baignée du miracle de lumière, adouci lui aussi par la tendresse de l’heure. La limite entre les éléments s’affinait jusqu’à devenir fuyante, incertaine. C’est alors que j’ai chanté, je crois, le plus beau de mes chants. Ma gorge a déroulé le ruban souple où elle gardait noués les secrets de ses épreuves, puis elle a étendu la pleine voile de sa tessiture. L’air chaud assommait la fin d’après-midi. Dans ce déploiement ralenti, ma joie entière s’est étalée, du geste d’abandon de la palme épuisée d’avoir crû trop haut. J’ai chanté avec la sérénité propre aux voix que l’espoir a désertées, comme un marin qui a fini de contempler la mer, en se reconnaissant sirène lui-même. C’était une sorte de prière, ou une chanson de confiance : je sais depuis longtemps que j’ai le don de tristesse et que la quiétude endure aussi cette liaison avec le vertige.

J’ignore comment, ce soir-là, mon chant a gagné une puissance de retentissement jusqu’alors inconnue. Le voisinage d’une amplitude nouvelle, ou une certaine modulation du vent, je ne sais, a transporté ma plainte de voix enflée plus loin que de coutume. Mon sang décelait la complicité entre les contours et les profondeurs, les plénitudes. De la façon la plus naturelle qui fût, une voix dont l’intégrité ne faisait pas de doute a joint son mystère à ma propre voix, et, dans cette réunion des ondes, peu à peu, l’évidence de la lumière nous a confondus. À mesure que notre chant gagnait en rondeur et en densité, je sentais avec plus de précision qu’un geste allait advenir. Mon corps accusait une souple impression de pesanteur, pareil à un branchage massif et chargé de fruits alourdis par la maturité. Il me semblait dans le même temps accueillir et délivrer un flot d’énergies lointaines, qu’une certaine alliance entre l’heure et l’inspiration, peut-être, était parvenue à faire saillir.

Une fois le soleil couché, ensuite, tout est arrivé très vite. Quelques visages m’étaient déjà apparus, ces dernières semaines, et je savais, pour les retrouver, qu’il me suffisait de m’approcher des abords d’un temple ou de la tenture fraîche qu’un banyan déplie avec ses lianes. Je n’étais pas la seule à arpenter la nuit et j’ai découvert que des silhouettes, de leur côté, m’avaient aussi cherchée. Nous avions sans doute accueilli le même élan ! Oui, sans doute avions-nous reçu la même visite, me disais-je. Une fois réunis, nous nous sommes mis à marcher d’un pas gai et assuré, innombrables et vainqueurs, devenus dans la rencontre une foule populeuse et sonore.

En passant, nous avons récolté quelques spécimens encore, dont le remuement s’est coulé au nôtre avec grâce. Puis, descendant de La Montagne vers le quartier du Barachois, d’autres talons ont emboîté nos pas. Nous étions une âme unie et guidée et nous marchions sur la ville comme on marche, en plein hiver, sur un tapis de braises après un long carême. Nous avions non la pierre mais l’eau pour déesse tutélaire : toute en coulures, évadée, chantante — une eau précipitée, tourbillonnante, sœur de colère des ravines les plus assoiffées. Sur l’avenue de la Victoire, un chœur a déboulonné la statue d’un ancien gouverneur des Mascareignes avec une grande harmonie. Au battement du même rythme, le monument a été charrié jusqu’à l’océan, qui l’a avalé goulûment. Il fallait croire qu’un vœu l’avait exigé. C’était dans la nuit d’hier : le divin m’avait épousée et nous avions célébré des noces historiques.

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Estelle Coppolani

Estelle Coppolani

Estelle Coppolani écrit des poèmes, des nouvelles et des proses libres. Son imagination oscille entre les rivages de son île natale (La Réunion), les mornes de ses terres de songe ou d’adoption et un tropisme fripon vers Lesbos. En parallèle de l'écriture, elle mène une thèse de doctorat sur les poésies de la Caraïbe et de l'océan Indien et un projet de court-métrage documentaire avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage.

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